LEGENDES D’UNE TERRE
 PAS SI SEREINE

Merci à Lê Quan Thành (JJR 54), qui m’a fait me souvenir de Pham Duy Khiêm, par son texte sur cet auteur dans la lettre de JJR – Décembre 2001

 

Il était une fois une femme dont le mari avait été envoyé comme soldat dans un poste de frontière, au fond du pays où l'on va en remontant les fleuves.  En ce temps-là, les communications étaient très difficiles et, depuis plus de trois ans qu'il était au loin, elle ne recevait que de rares nouvelles. " (1). Ainsi commence, dans une écriture pure et sobrement ciselée, l’un des très beaux contes du folklore vietnamien, transcrit directement en français en 1942 par un homme qui se suicida en 1974. Il s’agit de Pham Duy Khiêm, ancien de Normale Supérieure, agrégé de grammaire, ami intime des anciens présidents Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor, mais également ancien diplomate au début de la défunte République du Vietnam. Et militaire aussi. Il était la personnification de la fluidité de l’écriture claire alliée à la souplesse et la profondeur du contact et de la réflexion.

Il naquit en 1908, fils de Pham Duy Tôn, à l’époque du Dê Tham, nationaliste chef de bande qui n’acceptait pas que son empereur pût perdre le peu de pouvoirs à lui laissés par le traité du Protectorat français sur l’Empire d’Annam. Son nom a une consonance rappelant ‘quelque chose’ à beaucoup d’entre nous, non sans raison: Pham Duy Khiêm est de la même famille que Pham Duy, auteur-compositeur vietnamien de la deuxième moitié du 20è siècle fort connu et toujours en vie.

Un enfance somme toute aisée pour l’époque et le lieu, et sur laquelle on a peu de traces, une éducation francophone et classique, un départ en France à la fin des années 20 pour une inscription au lycée Louis Le Grand, au Quartier Latin parisien, prélude à son entrée à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, une réussite à l’agrégation de grammaire en 1935, et un engagement d’amitié avec des normaliens qui ne le quittèrent jamais et qu’il ne quitta plus : Césaire, Senghor, Pompidou, Keffélec etc. De caractère réservé, il s’était fait aimer de suite par ses condisciples auprès de qui il se sentait en famille.

Un de ces amis, Léopold Sédar Senghor, alors Président du Sénégal, a eu en 1963 ce cri du coeur : " Mes meilleurs amis restent, encore aujourd'hui, mes anciens camarades de khâgne à Louis Le Grand…C'est le Vietnamien Pham Duy Khiem, qui m'a révélé l'humanité jaune, sinon l'humanisme d'Extrême-Orient ". Un autre de ces amis, également Président de la République, Georges Pompidou, parlait constamment de cet auteur finalement inclassable dans les soirées littéraires qu’il organisait en dehors de tout protocole, le soir, hors de l’Elysée. Un auteur dont les rééditions sont d’ailleurs régulièrement épuisées.

Mais cet écrivain qui a été également militaire ne pouvait pas se contenter d’écrire, il lui fallait un autre exutoire pour ses sentiments : l’action et la politique. Militaire? oui, car il s’engagea volontairement dans l’armée française au début de la 2è guerre mondiale. Et c’est durant la période succédant à la défaite française de 1940 qu’il se mit à vraiment écrire. A peine une décennie après, il était au côté des nationalistes vietnamiens partisans de l’établissement d’une république. Peu de gens savent pourquoi ce pur produit de la formation française a finalement rejoint les rangs de ceux qui n’admettaient pas que l’indépendance fût teintée d’idéologie étrangère, à ses yeux abhorrée, lui qui n’admettait pas non plus le nazisme.

L’explication en est simple : il faisait partie de ces Vietnamiens formés à la française qui ne pouvaient qu’en vouloir à terme à la France car (re)trouvant la force de leur sentiment nationaliste dans cette éducation–même : on n’exalte pas l’égalité et la liberté sans l’appliquer, sans même parler de la fraternité.

De ses sentiments pour la France, nul ne saurait pourtant douter : s’engager dans l’armée française en ces temps-là avait valeur de symbole. Et déchirement symétrique, nul ne saurait nier son amour de la terre natale, et ce n’est pas une surprise de le voir être le premier Haut-Commissaire du Vietnam en France en 1954-1955, nommé directement par Ngô Dinh Diêm dont les sentiments anti-français étaient éclatants, puis ambassadeur à Paris jusqu’en 1957, année où il abandonna définitivement et sans explication profonde (sinon à ses intimes) toute action publique. Et l’on apprit un jour de 1974 son suicide, point ultime d’une vie d’intellectuel actif déchiré.

De nos jours, aucune étude étrangère de la littérature moderne vietnamienne n’omet de citer ces légendes racontées par Pham Duy Khiêm, qui ont été judicieusement décrites par René Beaulieu (Revue Solaris N°142, Juillet 2002) : "  Contes du folklore annamite, vaguement taoïstes, souvent poétiques et subtils, écrits en français, offrant des histoires d'amour et d'amitié pleines de fées et de génies, de femmes triomphant par leur intelligence, mais satirisant aussi avec bonheur les autorités ou ceux qui dirigeaient cette ‘ Terre sereine ‘ qu'était l'ancien Viêt-nam. "

Mieux, Madame Nicole Louis-Hénard, ancienne de l’Ecole française d’Extrême Orient et de l’INALCO (ex- Langues O), a entrepris des études de psychologie à son départ en retraite en 1988, expressément dans le but de faire une approche psychanalytique des Légendes des terres sereines. En effet, les contes et la mythologie d’un pays ne constituent en vérité que l’âme dudit pays et de son peuple.

Pour ma part, j’ai découvert ces contes grâce à mon père, qui m’a mis entre les mains un exemplaire édité au Mercure de France. Je devais être en 9è ou en 8è, au Petit Lycée de notre bon vieux Chasseloup-Laubat/Jean-Jacques Rousseau. Le livre a disparu je ne sais où, à mon vif regret.

Amis qui, en ce soir approchant de notre vie, avez la nostalgie de la terre de nos aïeux, lisez, relisez ces Légendes des Terres Sereines de Pham Duy Khiêm : vous y retrouverez la quintessence de l’esprit de notre terre natale, dans un français élégamment sobre. Pour preuve, ce texte tellement juste, extrait du même ouvrage pour notre plaisir commun, à la page suivante.

 

Georges NGUYEN CAO DUC

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  1. Conte ‘ L’ombre et l’enfant ‘ -  Légendes des terres sereines, de Pham Duy Khiêm – Editions Mercure de France 1951, réédition 2002 – épuisée - chez Olivier Picquier et chez Castor Poche

 

 

 

 

LE TAILLEUR ET LE MANDARIN

 

 

 

C'était le tailleur le plus renommé de la capitale pour son adresse. Tout habit sorti de ses mains allait parfaitement bien au client, quels que fussent sa taille, sa corpulence, son âge et sa démarche.

Un jour, un mandarin le fit appeler pour lui commander une robe de cérémonie.

Après avoir pris les mesures, le tailleur demanda respectueusement au mandarin depuis combien de temps il était en fonctions.

Quel rapport cela peut-il avoir avec la coupe de ma robe ? dit le mandarin avec humeur.

- Le rapport le plus étroit, Seigneur, répondit le tailleur. Vous savez qu'un mandarin promu de fraîche date, tout pénétré de son importance, porte la tête haute et la poitrine bombée. Nous devons en tenir compte et couper le pan de derrière plus court que celui de devant.

Plus tard, nous diminuons peu à peu l'inégalité des pans, qui deviennent de même longueur quand le mandarin atteint le milieu de sa carrière.

Enfin, lorsque , courbé sous la fatigue de ses longs services aussi bien que sous le poids des années, il n'aspire plus qu'à rejoindre ses ancêtres au ciel, la robe doit être plus longue derrière que devant.

Voilà pourquoi un tailleur qui ne connaît pas l'ancienneté des mandarins ne saurait les habiller convenablement.

 

PHAM DUY KHIEM