Le parler huéen

Quand j'étais jeune, au temps de la colonisation française, j'enseignais à Huê pendant plusieurs années. À cette époque, à cause des difficultés de communication, l'ancienne ville impériale paraissait bien lointaine. Durant les premiers mois de mon séjour, le parler de Huê était pour moi du latin, avec ses termes dialectaux mô, tê, rang, rua, ây, bô, chô...,- et ses locutions abracadabrantes telles que: xuôt côi xôi (balayer les feuilles mortes dans la gouttière du toit),- xôi lung (se dit d'une femme accroupie, le buste penché en avant, qui verse l'eau sur son dos et ses seins pour se rafraîchir rapidement en été),- tiên lung bê (vieille sapèque en cuivre ou en zinc trouée et cassée par l'usage).

L'été dernier, le Centre d'étude de la culture nationale a organisé à Huê le symposium "Le parler, l'homme et la culture de Huê". À travers de nombreuses interventions, en particulier le Dictionnaire du vocabulaire de Huê présenté par son auteur, le Dr. Bùi Minh Duc, à la session inaugurale, j'ai acquis une vision synthétique et pas mal de connaissances intéressantes sur le parler huéen.

La linguiste Hoàng Thi Châu souligne les traits caractéristiques et l'évolution du vocabulaire de Huê. Elle fait savoir que la voix des Huéens ne convient qu'aux conversations intimes et échanges dans un petit groupe. Pour les discours et les présentations en public, la radio, la TV, les voix de Hanoi ou de Saigon sont toutes désignées. Le parler de Huê, pentatonique, doté de mots Viêt archaïques et d'un ton grave, appartient au groupe des parlers de la région du Centre (PRC) au Vietnam. Il est le trait d'union d'entre le groupe de la région du Nord (PRN) et celui du Sud (PRS). Le PRN recouvre le Bac Bô jusqu'à Thanh Hóa, le PRC commence avec le Thanh Hóa et se termine avec Huê, le PRS s'étend entre le col des Nuages et la pointe de Cà Mau. Les mots Viêt archaïques procèdent d'un système phonétique qui a évolué très rapidement avec les autres parlers du PRS. Ainsi, les consonnes terminales n et t sont devenues ng et k (par ex: ham muôn (désirer) ham muông;- mat troi (soleil) mac troi). Une telle métamorphose s'explique: allant vers le Sud (PRS), la langue Viêt était la couche linguistique médiane qui subissait l'influence de la couche inférieure (indigène: Cham, Khmer) et de la couche supérieure (Hán, les Chinois venant après). Les langues Cham et Khmer ont un système de consonnes très riche, dont certaines (r, s, h) n'existent pas dans la langue vietnamienne.

Le Hán (chinois) par contre, a diminué de plus en plus ses consonnes terminales. Le dialecte Hán de Tuèn Chei a fini par perdre les consonnes terminales n, t. Est-ce par contagion que le PRS vietnamien a suivi la même voie ?

Aux XVIIIe et XIXe siècles, fuyant l'oppression des Mandchous (Qing), beaucoup de Chinois ont émigré au Vietnam par voie de terre (à partir du Guishou, Yunnan, Kouangtsi,- y compris les Meo, les Dzao, les Chouang, les Thai) et surtout de mer (les Hán à partir du Kouangtung, Foukiem, Chauzhoa). Les émigrés les plus nombreux venaient du Chauzhoa. Il y a une centaine d'années seulement, les mots Hán ont perdu leurs consonnes terminales " n " et " t ".

Cette réduction linguistique transmise au PRS a aussi affecté le parler huéen par une voie détournée: les femmes des rois Nguyên étaient les filles de mandarins nés au Sud. Les dames et servantes du harem imitaient leur prononciation. La déformation phonétique a gagné peu à peu un entourage de plus en plus grand, s'étendant à la population. Un événement historique : la division du pays en deux après 1954, a marqué également le parler huéen; les personnes de moins de trente ans, tournées vers le Sud, subiront l'influence du PRS (Iê, uo, uô deviendront i, ê, u.- Par ex: au lieu de uông ruou buôi chiêu cuôi nam, ce sera: ung ru bui chiu cui nam). Les autres parlers du groupe PRC, par contre, seront plutôt hanoïsés.

Au cours du symposium, plusieurs interventions traitent des différents aspects du parler huéen:

- "... La voix est légère, mélodieuse, riche en sons ré mineur. On se demande pourquoi entre deux régions (le Nghê Tinh et le Quang Nam) aux parlers rudes, virils, comportant des sons très opposés s'est glissé un parler flottant, gazouillant, très féminin. À travers le temps et dans les conditions locales, comment les éléments linguistiques ont évolué, diminué et augmenté ? Quelle est l'importance des apports Muong et Cham ? Comment s'est exercée sur les tonalités de la langue l'influence d'une minorité de gens au service de la Cour, vivant une vie maniérée faite de loisir, de richesse, de jouissance ? Autant de sujets d'étude". (Prof. Nguyên Khac Hoach, Californie).

- "Le parler, la voix et le chant de Huê sont très particuliers. Le chant comporte quatre voix: celle du cerveau, celle de la gorge, celle de la poitrine et celle du ventre. Le chant de Huê relève de la gorge, au milieu. Selon Pham Duy, la musique Huê est pentatonique, elle est floue, différente de la gamme tempérée de la musique occidentale et de la musique populaire pentatonique du Nord Vietnam, elle donne au chant Huê une ambiance vague et flottante qui rappelle la musique Cham ou indiennes" (Bùi Minh Duc).

- "Traditionnellement, le parler huéen compte cinq voix: celle du Palais (giong Dinh: de la Cité royale, élégante et sobre),- celle de la Basse Région (Ha Ban - de la région agricole près de la mer.- Le terminal est lourd...),- celle de la Haute Région (Thuong Ban - là où l'on fabrique du charbon de bois - Le ton terminal s'élève),- celle du Hàng Huyên (moyenne Région et banlieue de Huê (campagnarde). (Liên" Thuong Van).

- "La voix de Huê et le style de vie huéen s'estompent, se métissent et pourraient même s'évanouir" (Nguyên Van Dung).

- "Pendant la conversation ou quand ils donnent des conseils à leurs enfants, les Huéens ont tendance à employer des mots savants, des images, des proverbes et chansons, populaires, ce qui rend, leur parler vivant, imagé, alambiqué... Un... pain précieux" (Vo Thi Tiêu Kiêu).

Huu Ngoc
( 27/03/05 )