DROLE DE REACTION D’AVRIL 75

Il est des réactions que d’aucuns trouveraient étranges, face à des situations inattendues. Certains ont subitement envie d’un bon repas après avoir assisté à une scène pénible. D’autres, plus fréquemment, ont envie d’aller encore se saoûler, après une fête étincelante. D’autres encore ont la vision instantanée d’une plage ensoleillée quand ils assistent de loin à une avalanche, à la montagne, au printemps. Pour ma part, j’ai eu une réaction que je trouve somme toute assez logique, il y a 30 ans, face à un évènement unique.

J’étais chez mes parents, rue de Dantzig à Paris, le soir du 30 Avril 1975. Beaucoup de mes condisciples et amis se souviennent de cette adresse, dont Hoài Bao devenu mon beau-frère, Vinh Tùng, Nguyên Trung Nhu, Vu Thiên Dac, et Jean Nam Hee dit Lê anh Tuân (qui s’ y est marié en 1976, après avoir décollé de l’aéroport de Tan Son Nhut à 10h le 30 Avril 75 ). Compte tenu du décalage horaire, nous assistions quasiment en direct, au journal télévisé, à la prise de Saigon par les troupes du Nord-Vietnam. Je passe sur certains moments et sentiments personnels que tous les Vietnamiens vivant à l’étranger ont connus, car tel n’est pas l’objet de ces lignes. Une fois l’émotion passée (et 2 heures du matin passées car personne de ma famille n’a pu se résoudre à aller se coucher ce soir-là, surtout pas mes vieux parents), j’ai, je l’avoue, « gambergé » jusqu’au petit matin, sur une idée fixe : que dois-je conserver de ce monde soudain plongé dans un autre environnement et que je croyais ne plus avoir à (re)connaître désormais?

Il est étonnant de voir de ma part – à ce moment là – une sorte de réflexe de conservation non pas animale, mais d’un monde culturel. Car au matin suivant, je n’avais plus qu’une seule idée, absolument fixe : il me fallait vraiment, absolument, définitivement…une laque vietnamienne, et un dictionnaire vietnamien, ou, tout au moins, vietnamien-français. Allez savoir comment et pourquoi mon esprit de jeune homme (j’avais alors 28 ans) avait assimilé la prise d’un pays à un besoin culturel personnel. Certes, et fort naturellement, on peut deviner que le journal télévisé avait en quelque sorte consacré « définitivement » la rupture d’un lien désormais ténu avec le pays natal puisque mes parents étaient à Paris. Mais de là à être obnubilé par un tableau de laque, et par un dictionnaire, après la chute de ma ville natale !

Nul besoin pourtant d’être devin pour imaginer le vrai cheminement intellectuel : le lien me reliant à ma terre natale, subitement coupé de par la fureur de l’homme, et instantanément sublimé, se réincarnait désormais dans un concept de Beauté et d’Esprit. Beauté d’un belle laque amoureusement polie et poncée à la main, symbole d’un art multiséculaire, beauté sonore d’une langue à la multiple tonalité, esprit d’un pays se retrouvant dans la quintessence de son art complexe de la laque en 11 couches, et dans les nuances innombrables de sa langue. Car telle était l’explication fort simple de cette idée fixe : je croyais, ô naïveté de jeunesse, ne plus jamais revoir un jour ma terre natale, et même, ne plus revoir une « vraie » laque digne de ce nom, et un « vrai » dictionnaire « vraiment vietnamien ». Cette laque et ce livre « étaient » pour moi le Vietnam, désormais.

Je me rappelle avoir téléphoné au bureau (une tour de La Défense, déjà, à l’époque…) pour prendre ma matinée sous un prétexte plus que fallacieux. Je suis allé rue de la Huchette. A l’époque existait une petite boutique vietnamienne à côté du fameux Caveau de La Huchette, une espèce de caverne d’Ali Baba bourrée d’objets asiatiques, dont des dictionnaires et des laques ! J’ai immédiatement acheté un dictionnaire français-vietnamien de Dao Dang Vy, et une grande laque dorée de style un peu « Ecole des Beaux Arts du Saïgon des années 50 », c'est-à-dire avec des sujets (des barques sur un arroyo du Delta) un rien disproportionnés.

La laque a trôné au-dessus du buffet de mes parents jusqu’à leur décès respectif, et se trouve désormais à gauche de ma cheminée. Le dictionnaire est toujours sur mes rayonnages. Aussi, quand mes amis français me demandent parfois « Qu’as-tu pensé le 30 Avril 1975 ? », je leur montre la laque et je leur parle du dictionnaire. Ils ne comprennent pas souvent ma réaction à leur question teintée de profonde amitié. Je les comprends, et je la comprends.

Georges NGUYEN CAO DUC