NON, LES ENFANTS, JE NE VOUS OUBLIE PAS !

 

Mais oui, mais oui, les enfants, c’est bien moi, votre vieux lycée, qui vous parle. Et c’est bien la première fois que vous entendez ma voix, n’est ce pas ? Il est vrai qu’à force de vous fourrer autrefois, et pour tant de générations, dans mes pattes âgées, vous ne m’avez guère vraiment observé, occupés à courir dans mes deux cours de récréation. Quant à moi, puis-je vous dire qu’à force de lire depuis un certain temps ce que vous pensez finalement de moi, votre nostalgie aidant, j’arrive à en être tout embarrassé ? Aussi, pour une fois, est-ce moi qui vais vous raconter des choses d’antan.

Vous connaissez mes origines : créé en tant que Lycée Indigène, on m’attribua après le nom du ministre de la marine de Napoléon III, Chasseloup-Laubat.. En 1956, je fus rebaptisé Jean-Jacques Rousseau. Quand les services culturels français rendirent mon utilisation au gouvernement sud-vietnamien en 1969, on me donna le nom d’un fin lettré, Lê Quy Dôn, nom toujours en cours. Mais parlons de vous.

J’étais alors adolescent, et la vision de vos prédécesseurs m’a fort étonné. Il y avait alors de tout, au début du 20è siècle : des blancs, des jaunes, des sombres, des clairs, de tous lieux : Laotiens, Thaïlandais (mais oui), Pondichériens (des 5 comptoirs français de l’Inde, que vous ânonniez jusque dans les années 50 : Pondichéry, Kérikal, Yanaon, Chandernagor, Mahé) Cambodgiens, Cochinchinois, Annamites, Tonkinois, Chinois de l’Empire du Milieu qui était encore monarchique, Français, etc…Ce qui m’intéressait initialement, c’était vos tenues vestimentaires. Dans les années 10 et 20 vous aviez déjà la même tenue obligatoire occidentalisée, mais le corps professoral était parfois encore habillé selon les coutumes. Quelques(rares) tuniques vietnamiennes avec turbans et parapluies, beaucoup de costumes dit coloniaux (le tissu blanc prédominait), et même dans certains cas, sarongs. A la fin des années 20, le temps des origines était fini, et la discipline était devenue très respectée. Saviez-vous que dans les années 30, durant un court laps de temps, vos costumes de fête, à vous les élèves, étaient presque militaires (veste sombre à boutons clairs, pantalons blanc, casquette) ? Ce qui n’empêchait pas le travail ; c’est qu’en ces temps-là, le baccalauréat faisait de vous un seigneur, avec le nombre fort réduit de récipiendaires. Le prince Phetsarath du Laos était d’ailleurs un fort bon élève dans les années 20-30.

Quant aux années 40, je m’en souviendrai longtemps, et c’est encore clair dans mon esprit. Tenez, en 40, il y avait dans mes murs un prince cambodgien un peu fou-fou, un certain Norodom Sihanouk. Il racontait à ses copains que n’étant pas destiné au trône, il pouvait faire les 400 coups. Tellement d’ailleurs qu’une bonne partie de ses devoirs était en réalité faite par 2 de ses compagnons. Les professeurs, pas dupes, divisaient la note par 2, car il y avait 2 auteurs, le vrai et le faux. Il fut bien surpris d’être rappelé à Pnom Penh pour monter sur le trône, au grand dam de son oncle Monireth à qui était destiné normalement la couronne. Je me suis laissé dire qu’il a finalement abdiqué fin 2004, après bien des péripéties.

A ce propos, en ce début des années 40, vos tenues n’étaient guère folichonnes, régime vychiste à la sauce indochinoise aidant: chemise blanche, pantalon ou short foncé. Point à la ligne. C’est qu’il ne riait pas, l’amiral Decoux, qui était " à la barre de l’Indochine ", avec ses cours d’éducation physique renforcée obligatoire ! Et puis, tenez, en parlant des années 30-40, j’ai à l’esprit un grand gaillard au teint sombre du delta du Mékong qui jouait furieusement au football dans la grande cour, il s’appelait Duong Van Minh si je me souviens bien. On m’a dit qu’il est finalement mort à Paris il y a quelques années après force gloire puis lourde infortune.

Dans mes cours de récréation, les groupes étaient bien séparés, d’un côté ceux que les Français appelaient les " mites " (contraction d’Annamite) c'est-à-dire les Vietnamiens, de l’autre, les Français, eux-même scindés en " métro " de passage pour 1, 2 ou 3 années, et en " gnac " (pour nhà quê) autrement dit les Français d’Indochine. Ceci n’empêchait pas les amitiés durables, très souvent d’une vie. Dans ce domaine, de vous voir tous ensemble maintenant, heureux de vous retrouver, me fait chaud au cœur.

Beaucoup d’entre vous sont encore là pour raconter dans Good Morning ou dans " Le temps des flamboyants " ces années où l’internat existait, où le prof vous faisait rêver si " Elle " était charmante, et vous faisait peur s’ " Il " maniait les " gueulantes ", sans parler de la règle tapant sur les doigts. Ce qui m’a surpris chez vous qui couriez dans mes pattes-corridors, c’était vos espérances. Dans les années 30, vos jeunes esprits rêvaient (parfois) de rafraîchissement de la monarchie ou application de la lettre même du traité du Protectorat pour les Vietnamiens, de paix à tout prix pour les Français en 38. Mais une décennie plus tard, certains d’entre vous, les Vietnamiens, ont préféré me quitter dès la fin du cursus secondaire, qui pour rejoindre les maquisards, qui les forces nationales, sous ou sans la protection des Japonais entre 1940 et 45. Quand à vous autres, élèves Français, vous ne rêviez que de " casser du Jap ". Vous rêviez tous alors d’action, violente ou non. Et puis, patatras, les années 46-54 ont défilé. J’en ai eu le cœur lourd, car les études communes pour les enfants n’avaient pas scellé une entente pour les parents, ou inversement.

Vous étiez encore fort frêles malgré le bachot, en 1951, quand un général, De Lattre de Tassigny, tint un discours retentissant, lors de la distribution des prix au début de l’été dans mes murs : il demandait textuellement aux élèves vietnamiens d’être des hommes. Votre réaction à vous, les élèves vietnamiens, n’a pas été frêle, elle, et beaucoup d’entre vous sont allés s’engager soit dans les maquis, soit dans l’armée nationale. D’autres de vos condisciples ont même quitté leurs études en France pour revenir vivre au pays leurs aspirations cachées, comme le petit Truong Nhut Tang qui m’a quitté à la fin des années 40, et qui a bu 3 décennies plus tard dans le calice de ses espérances jusqu’à la lie d’un deuxième exil.

Toujours en été, mais en 1954, j’ai connu une foule et une vision étonnantes : les réfugiés du Nord arrivés après la partition du pays, couchant dans mes salles et les 2 cours de récré, retardant la rentrée de l’automne et vous obligeant à patienter. Victimes de l’Histoire, qui ont connu mes vérandas et mes couloirs, et dont des enfants, certains d’entre vous, ont grossi ultérieurement les rangs de mes élèves.

Et a défilé alors la seule période tranquille de " l’après-guerre ", de 1956 à 1965. Que vous étiez sains ! Que vous étiez beaux ! Que des rires, que de l’étude ! Bien sûr, au fond des campagnes, l’insécurité s’étendait, et la situation politique était rock’n roll comme disent les jeunes de " vos " jours. Mais au moins jusqu’en 1965, entre le scoutisme (n’est ce pas, petits Vinh Tùng et Hoài Bao ?), les séances studieuses ou conviviales au Centre Culturel français (l’IDECAF actuel), près de l’hôpital Grall , la vie de l’Amicale du Lycée avec sa musique à la " Chats Sauvages " version Rocking Stars ou Black Caps, la bibliothèque de l’Amicale à la cité Larégnière (le petit Xavier Louis Trân Van Xoa , d’origine vietnamo-indienne, y réparait les couvertures déchirées des livres dans les années 60) , les séances aux cinémas Eden, Rex, Dai Nam, Khai Hoàn ou Casino, et les filles de mes concurrents Marie Curie, Regina Pacis ou Couvent des Oiseaux, vous présentiez tous les mêmes signes de sérieux. Oh bien sûr, mes salles de consigne n’étaient jamais , au grand jamais, vides le samedi, pour 2 heures ou 3 heures, mais n’était-ce pas là le signe de la normalité ? Et puis je m’ennuyais moins sans vous, comme cela, en fin de semaine. Je veux oublier les quelques années d’après ; elles sont moins gaies, dans le contexte de la guerre qui avait recommencé.

Et vint ce jour où Lê Quy Dôn a succédé à Jean-Jacques Rousseau. Je vous ai vus, vous, mes élèves francophones, rejoindre Marie Curie deux blocs plus haut sur l’avenue. Oh non, je n’ai absolument rien à reprocher à vos successeurs car eux aussi portent les espoirs de leurs parents, eux également sont purs, et donc dignes d’estime car riches d’avenir et d’espérance. Non, je regrette très égoïstement votre sabir vietnamo-français à la récréation. Je regrette les " coups de gueule " de votre surgé, d’origine corse pendant bien des générations (ils se cooptent ou quoi ?). Je regrette, mais peut-être est-ce mesquin de ma part, les blessures physiques qui m’ont été infligées après 1975 : rajout d’une sorte de pagodon au sommet de mon porche de la rue Testard (tiens, je vieillis vraiment, j’aurais dû dire rue Vo Van Tân), murs cassés, manque d’entretien de mes corridors et de mes murs jusqu’à la fin des années 80. De votre temps, les enfants, çà " briquait " sec, le proviseur et le censeur y veillaient .

Et maintenant ? Bien sûr, une certaine tradition francophone perdure, avec la création de mon jeune cousin le Lycée Alexandre Yersin, à Hanoï très loin au Nord, il y a quelques années. Mais ils n’y sont que 400, vous étiez 2000 dans mes murs ! Mais on vient de m’annoncer une nouvelle inattendue : il paraîtrait qu’une fête serait possiblement organisée en fin d’année, avec vous, les élèves de ma période francophone. Ainsi donc, vous avez encore une pensée pour moi ? Oh oui, revenez me voir ; mes vieilles salles pourront encore une fois résonner des sonorités françophones d’antan, je vous verrai et vous écouterai évoquer en mon sein même nos années communes !

C’était un bonjour de votre ami plus que centenaire qui vous a vu naître, et qui a eu et aura encore la souffrance amère de vous voir quitter avant lui ce monde de fous. Non, les enfants, je ne vous ai pas oubliés : comment le pourrais-je ?

Votre vieux Lycée Jean-Jacques Rousseau

p.c.c. Georges Nguyên Cao Duc