Tết, souvenirs d’enfance.

Dans le TGV Montpellier/Paris du 10 février 2005.

Les plus belles fêtes, ce sont les fêtes de l’enfance. Le Tết restera pour moi un moment merveilleux et surtout les Tết vécus avec le cœur et les yeux de l’enfance.

Le plus beau Tết, nous l’avions vécu, mon frère et moi, à la campagne, dans le village de notre grand père, Dương Liễu, à 25 km au Nord Ouest de Hanoï. Nos parents installés alors dans la capitale nous confiaient volontiers à ce grand père taciturne mais affectueux à sa manière et surtout très sensible aux thèses de Rousseau en ce qui concerne l’éducation des enfants.

Il faut bien donner une date pour mieux cadrer mon récit alors que j’aie la forte certitude que tout ce bonheur appartient à l’éternité et que les sentiments se sont cristallisés pour toujours. C’était donc les années 1949-50-51, nous avions à peine l’âge d’aller à l’école et étions ces petits sauvageons livrés entièrement aux plaisirs (et dangers) de la nature qui à l’époque et en ces lieux bénis représentait pour nos jeunes esprits un grand livre ouvert avec mille merveilles.

A la campagne, le Tết se préparait bien longtemps à l’avance. Songez donc, le cochon à saigner, les poulets à égorger et tous ces mets à confectionner pour cette grande occasion ! Il faut le dire aussi, pour être clair et exact : la situation financière de notre famille n’était guère florissante et l’occasion annuelle demandait à notre grand père un effort financier important.

Mais c’était la (belle) tradition de la famille et nous nous devions d’offrir aux villageois des festivités à la hauteur de notre situation : mon grand père était par naissance le fils d’un notable du village et par alliance l’époux d’une princesse impériale de la cour de Huế : Công Tằng Tôn Nữ Lương Khanh, huitième fille de l’Empereur Thành Thái.

Nous n’étions guère préoccupés par tous ces privilèges qui imposaient le plus souvent à notre grand père des devoirs bien lourds à assumer et qui lui faisaient moins apprécier les honneurs dus et qui de surcroît étaient déjà d’un autre temps. C’était grâce à notre gouvernante dont nous pleurons tout récemment la disparition à l’âge de 95 ans et qui menait les affaires de notre famille à la façon à la fois avisée et généreuse des gens de la campagne.Qu’elle en soit ici remerciée, cette dame que par faiblesse je nommais "  mère Vietnam ".

Ainsi à cette époque du Tết, le domaine de notre grand père s’animait grâce à tout ce monde qui s’affairait dans une joie non contenue à attendre les premiers jours de l’année nouvelle. Les femmes confectionnaient les gâteaux salés et sucrés (bánh chưng , bánh gai , bánh xôi…) , les hommes saignaient le cochon , pilaient les graines…

La veille du premier jour de l’année lunaire, dans les dernières heures de l’année moribonde, nous étions mon frère et moi, admis dans une petite pièce qui faisait office de cuisine et nous avions, sous l’œil vigilant d’un jeune homme attaché au service de la famille, l’énorme responsabilité d’entretenir le feu qui faisait bouillir de l’eau contenue dans une énorme marmite noire de suie. On allait saigner le cochon et il fallait de l’eau bouillante pour le " raser " efficacement (car nous sommes très friands de la couenne de porc dont nous tirions des morceaux légèrement frits puis séchés et destinés à une délicieuse soupe de légumes, le canh bóng). Je me demande aujourd’hui par quel miracle cette cuisine n’avait jamais pris feu car en guise de combustible nous enfournions des bottes de paille de riz stockées à proximité de la main et qui faisaient, c’est peu de le dire, un feu digne de toutes les allumettes suédoises devant nos pupilles dilatées autant par le spectacle féerique que par sa lueur vacillante dans le petit matin frais : dans le nord du pays et à cette époque de l’année, il fait souvent froid.

Nous n’avions pas droit au spectacle de l’assassinat de la pauvre bête qu’on égorgeait subtilement dans la cour pour ne pas perdre une goutte du sang qui doit servir à la confection d’un délicieux boudin à la vietnamienne avec des morceaux de tripes et une fine herbe : le dồi lợn (la même recette est appliquée au chien, mais nous avons du mal à évoquer cette habitude culinaire : dồi chó ) . La fin de l’agonie s’appréciait par l’arrêt des cris stridents que poussait la bête : nous étions alors admis à son dépeçage. Pour nous récompenser de notre collaboration, on nous décernait la vessie sanglante de l’animal que nous transformions rapidement en ballon de foot à grand renfort d’air extrait de nos jeunes poumons. C’était une immense faveur car cet organe s’utilisait plus prosaïquement dans nos campagnes : outre d’eau ou d’alcool de riz ou encore peau tendue de petit tambour…

Il fait jour maintenant et dans la cour de devant les hommes pilaient déjà les meilleurs morceaux du cochon : ils sont destinés à la fabrication du giò luạ, sorte de pâté non gras cuit dans des feuilles de bananiers ; une autre partie de cette viande pilée ira garnir un segment de bambou qu’on fera cuire sur de la braise tout doucement et en lui imprimant un mouvement de rotation régulier : ce sera le chả au parfum subtil de cannelle.

Le gras du cochon sera noyé au centre des graines de soja enveloppées elles-mêmes de grains de riz gluant et le tout sous les doigts experts des femmes lestement enveloppé dans diverses feuilles, ficelé aux brins de bambou et cuit dans une énorme marmite : c’est notre gâteau du Tết, le bánh chưng au nord et bánh tét au sud.

Si, il faut bien le dire, le Tết est essentiellement une occasion de " grande bouffe ", nous avions aussi des activités extraordinaires dans le sens littéral du terme. Au centre du village, en bas de cette fameuse digue qui nous préservait des inondations annuelles du Fleuve Rouge, le đę, on avait installé une gigantesque balançoire faite de troncs de bambous et sur laquelle se balançaient de jeunes couples au rythme des cris perçants de ces jeunes filles qui vivaient leurs premiers émois face à la fierté rayonnante de leurs chevaliers servants agrippés en face de leurs belles dans cette folle aventure du renouveau printanier. Puis non loin, un autre tronc de bambou exhibait à son extrémité une pochette rouge contenant des billets, soumise aux convoitises des gens qui devaient grimper sur ce mât capricieux en raison de sa périlleuse flexibilité et qui donnaient aux participants l’occasion de s’esclaffer bruyamment à chaque fois qu’un maladroit chutait honteusement avant de pouvoir saisir la pochette convoitée (le cây nêu). Inutile de vous dire qu’en raison de notre jeune âge, nous ne profitions pas beaucoup de ces liesses.  En revanche, sur une grande natte installée à même la terre, deux compères avaient ouvert un tripot de fortune et nous permettaient de goûter aux frissons du jeu (d’argent). Tout client y était admis car l’argent n’avait pas d’odeur ni d’âge : nous étions très assidus et, aux innocents les mains pleines, nous gagnions infailliblement nos paris ce qui causait très souvent de sérieux retards à la table familiale mais c’était la fête et ça passait. Le thò lò , de son nom d’alors , une sorte de loto que nous avions pratiqué beaucoup plus tard entre nous : le bầu cua cá cọp ( la calebasse , le crabe , le poisson , le tigre ). La " banque ", tenue par l’un d’entre nous, ramassait les mises la plupart du temps et " payait " plus rarement les heureux parieurs : comme ce poste devait être convoité ! L’origine de cette débauche s’explique par les petites enveloppes que les parents distribuaient à leurs enfants : elles contenaient de l’argent en billets flambant neufs et les enfants n’étaient pas les derniers à s’installer autour d’un tripot pour jouer après les repas somptueux. Il me revient ces premiers vers, un véritable programme !

Tháng giêng ăn Tết ở nhà
Tháng hai cờ bạc
Tháng ba rượu chè…

Il faut voir dans cette poésie-calendrier un réconfort destiné aux paysans soumis à un rude labeur tout le long de l’année, sans compter les catastrophes naturelles qui ne manquent pas de les ruiner au mieux et de les emporter au pire . Les tragiques événements récents et leur cortège de malheurs sont là pour nous apprendre à saisir la plus petite parcelle de bonheur qu’il nous est permis de prendre et dans cet océan de souffrance, ce sont ces petites étoiles qui scintillent dans le ciel le plus noir de notre vie.

 

Voilà un peu de littérature en cette nouvelle année et tel ce vieux calligraphe, j’étale sur le trottoir de nos souvenirs mon encre noire sur du papier rouge…

Lại thấy ông đồ xưa …
bầy mực tầu giấy đỏ
bên phố đông người qua …

Xuân Ất Dậu
Nguyễn bá Đà
m.