TEMPS INCERTAINS SOUS LES FLAMBOYANTS

 

C’était le 4 ou le 5 Novembre 1963. Quelques jours auparavant avait eu lieu la chute de Ngô Dinh Diêm. Saigon sortait de plusieurs jours de convulsions. Rappelons le décor : durant tout l’été 1963, surtout après le suicide du bonze Thich Quang Duc, des  manifestations avaient eu lieu à Saigon, impliquant bon nombre d’étudiants et de lycéens des grands établissements de la capitale, et dont un certain nombre fut arrêté.

La cour du lycée réouvert ce jour-là bruissait des " informations " liées au coup d’Etat, le premier d’une série déplorable. Des conciliabules avaient lieu près de la sortie réservée aux deux-roues, derrière le lycée (rue Testard), pas trop loin de l’ appartement où habitait notre " ancien ", Pierre Olier, et à côté de l’ancien emplacement du tam-tam (supprimé en 1958) qui rythmait le début de la " récré ". Et chacun de raconter ce qu’il avait " vu ". Une consigne passait de bouche à oreille: " Il faut assister à l’enterrement du capitaine X, car les lycéens de JJR doivent prouver qu’ils sont aussi conscients de la situation du pays". Chose déjà entendue à la fin des années 40, au même endroit, mais nous ne le savions pas. Les nouvelles autorités allaient en effet organiser ce 5 Novembre (serait-ce plutôt le 4 ?) des funérailles officielles pour un officier de l’arme blindée tué lors de l’attaque finale du palais Gia Long (ancien Palais La Grandière, maintenant un musée) trois heures avant la fin des évènements. Le mort avait été déclaré héros. Le tout avait été annoncé à la radio la veille. Il " fallait " y être. Le remords de l’inaction (ah bon ?) ajouté au fait que des lycéennes de Marie Curie de 1ère et de Terminale assisteraient également à ces funérailles, et nous étions bien réveillés: bon sang, si en plus les " mômes " (terme de l’époque pour les " nanas ") allaient s’y mettre ! Une déferlante de Solex, bicyclettes, Mobylette, Puch (les Ducati et Yamaha de l’époque) se rua dès la sortie du lycée sur l’autoroute alors récente reliant Saigon à Biên Hoà, en direction de l’enterrement prévu un peu après midi. Certains d’entre nous n’oublièrent pas de faire un crochet rapide au lycée Marie Curie pour prendre sur la selle arrière une copine.

A l’arrivée, un immense capharnaüm, que dis-je, un magma: des centaines, des milliers de lycéens, d’étudiants, de militaires, de particuliers, jeunes ou vieux, s’agglutinant autour et sur les véhicules blindés de l’escorte d’honneur. Au loin, derrière les rangées serrées des personnes s’écrasant les unes contre les autres, on devinait les oriflammes sombres traditionnels de deuil , et le cortège d’enterrement. Résonnaient quelque part des sons vaguement aigrelets : les " cornets " funèbres. On riait, tout le monde criait. Bref, l’antithèse parfaite du recueillement de mise pour ce genre d’instant.

Le reste, je ne m’en souviens plus, sinon la course folle du retour juché sur une Mobylette. Ce dont j’ai clairement souvenance, c’est le visage ravagé d’inquiétude de ma mère: je suis arrivé à la maison vers 13h45, au lieu de 12h15. En ces temps-là, on ne plaisantait pas avec l’horaire, compte tenu des évènements. Inutile de mentir, elle avait deviné, pâle de colère effrayée, et m’a cloué le bec d’une voix calme ô combien mais ferme sûrement. Ma pauvre Maman, tu n’aimais vraiment pas donner de gifles…J’ai conservé à Paris une photo de cette journée, prise avec un appareil vendu à l’époque dans les kiosques du boulevard Nguyên Huê pour 3 francs 6 sous. Croyez-vous que l’image montre l’enterrement ? Que nenni. Je l’avais prise car je voulais surtout avoir un souvenir visuel d’une personne dont je rêvais à l’époque et dont l’oncle était dans la nouvelle junte militaire. Cette (toujours) délicieuse personne faisait partie de ces lycéens quelque peu écervelés (dont moi-même) croyant " vivre " l’Histoire. Pauvres bêtas que nous étions tous, car le pire était encore à venir.

Deux mois après, les terminales de JJR et de MC se retrouvaient pour une soirée de Noël, déjà racontée ailleurs. Moins d’un an après, la très grande majorité de la promotion 64 de notre " bahut " prenait l’avion pour la France, quelques-uns (trois ou quatre) pour les USA. A Paris naissait l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens de Paris. Ayant redoublé grâce aux bons soins de M. Michel (prof de physique) et de M. Henry (maths) l’année précédente, je n’allais rejoindre mes camarades de la promotion 1964 que l’année d’après (je vous aime tout autant, amis de " la " 65 !), après un crochet au lycée Marie Curie, " chez  les filles ", pour ma Philo.

Cet enterrement en forme de carnaval sur fond de tintamarre a été mon premier contact avec la " politique ", au sens le plus frustre du terme. J’en suis sorti me posant des questions sur la bêtise, l’inconscience …et le bruit. D’ailleurs, et juste retour des choses, je suis maintenant dur d’oreille.

Georges NGUYEN CAO DUC