Le paradoxe " học trường tây mà thích nghe cãi lương ".

Si j’ai écrit cette expression en vietnamien c’est que je n’ai toujours pas trouvé l’équivalent en français pour exprimer ce  " paradoxe " qui me poursuit (encore et toujours) depuis une cinquantaine d’années.

En effet, durant toute ma scolarité, j’ai suivi le système éducatif français depuis le primaire jusqu’au baccalauréat, commençant par l’école Saint–Exupéry de Saigon et finissant par notre cher lycée Jean Jacques Rousseau. Et pourtant, malgré cette éducation " à la française ", j’ai toujours aimé – ô paradoxe extrême ! - le " cãi lương ", théâtre rénové du Viet Nam du Sud.

Ce paradoxe – considéré de mon temps comme décalé ou même ringard - je le réclame haut et fort aujourd’hui, non sans une certaine facétie. Je n’osais certainement pas le faire étant adolescent ! ! !

Dans les années soixantes où mes copains de lycée chevauchaient leur Honda 90CC (un clin d’œil aux " potaches " de promo 68) tout en écoutant Johnny et Sylvie, idoles de " Salut les cop.. ", comment osais-je leur avouer que, en outre des chansons de ce couple mythique, j’écoutais aussi le " cãi lương " chez moi. Eh bien oui, en ce temps là j’adorais en même temps et la voix rauque de Johnny chantant " Le pénitencier " et la voix feutrée et " sucrée " de Thành Được se lamentant dans un " vọng cỗ" langoureux, l’amour perdu d’un artiste-peintre pauvre (*) regardant, impuissant, sa dulcinée se marier avec le richard du village  !

(*) version vietnamienne, comparable à " la Bohême " d’Aznavour ! 

* * *

Après mon bac, ce paradoxe musical " a pris l’avion  " avec moi, me poursuivant ainsi durant ma vie d’étudiant expatrié en Europe.

Dans ma chambre de cité U, jonchaient pèle mêle les disques des Beatles (Michelle), de Procol Harum (A whiter shade of pale), de Simon and Garfunkel (The graduate)…..et des cassettes jaunies de chansons " vọng cỗ" tristes et langoureuses de Thanh Nga ou Hữu Phước de la fameuse troupe du théâtre rénové " Thanh Minh " des années d’avant-guerre.

Ce goût musical éclectique et quelque peu décalé continuait toujours à me poursuivre quand, de nouveau, j’ai posé (temporairement) mes valises dans d’autres continents.

Que de fois ai-je éprouvé ce bonheur matinal d’écouter quelque chanson de " vọng cỗ" tout en regardant le soleil d’Amérique se lever à travers des gratte-ciel californiens. Ou encore quel plaisir indicible d’écouter en boucle quelque bribe d’une pièce de théâtre " cãi lương " dans un bungalow sous le ciel calme et étoilé d’Afrique !

Plusieurs fois je me suis demandé d’où me venait ce goût prononcé pour la musique et le théâtre rénovés traditionnels du Sud Viet Nam alors que, culturellement, j’étais censé être un " pur produit " du système éducatif français (dont j’assume le fait, n’en tirant, cependant, aucune fierté particulière.)

Le fait que mes grands parents maternels habitaient à côté d’un théâtre en plein centre de Saigon, me donnant ainsi l’occasion de voir de près certaines troupes de " cãi lương ", était probablement pour quelque chose.

Ce dont je suis cependant certain c’est que ces chansons du théâtre rénové ont, pour moi, le goût de la madeleine de Proust.

Quand j’entendais un morceau de ces chants nostalgiques, les souvenirs de ma jeunesse me revenaient à l’esprit et je revivais pour - un court moment- ces douces scènes de vie quotidiennes de mon pays d’antan….Souvenirs, souvenirs…

* * *

Pendant que j’écrivais ces lignes, résonnait de la chambre de mes enfants la musique "  secouante " de la Star Ac… Somme toute, encore une coexistence musicale, décalée certes, souvent harmonieuse et toujours tolérante…….

Võ Thành Thọ
( Promo 68)