A LA MATERNITE

ĐỖ TRỊNH KỲ

02 juin1946. Il faisait très chaud en cet après-midi à Hanoi. La chaleur était étouffante, moite. Le vent se leva et de gros nuages s’amoncelèrent au-dessus de la ville. Le ciel s’assombrit.

Dans la salle de garde de la maternité, THU, une jeune sage-femme était en train de plier et poudrer les grands doigtiers d’examen en caoutchouc. La maternité du Dr PETERSON n’était pas loin de la vieille ville et ses fameuses " 36 rues " telle la rue du Cuir, la rue de la Soie, la rue du Papier, ou la rue du Tambour …C’est une petite structure située dans un coquet pavillon ceint de pelouse. De gracieux frangipaniers étaient posés çà et là et de magnifiques bougainvillées ombrageaient le corridor qui reliaient deux corps de bâtiment.

La porte s’ouvrit d’un coup, et LÊ la deuxième sage-femme de garde entra en criant presque :

- Va vite chercher le Dr PETERSON avant qu’il ne s’en aille. Mme VÂN va accoucher. Tu sais, celle qui est au 2-4 (chambre 2, lit n°4). Je préfère qu’il soit là.

- Ah, celle qui est hospitalisée depuis hier matin et dont le fœtus est mort ?

- Oui, fais vite, elle est quasiment à dilatation complète. Ciel qu’il fait chaud.

VÂN, jeune femme de 22 ans transpirait à grosses gouttes, ses longs cheveux noirs de jais étaient plaqués sur son crâne. Elle criait sans retenue à chaque contraction de l’utérus, tellement la douleur était insupportable. Cela enserrait tout son ventre et se propageait dans ses reins. Elle n’était plus dans la torpeur dans laquelle elle était plongée depuis son arrivée à la clinique, depuis qu’elle savait que son bébé était mort dans son ventre. Ce bébé qu’elle ne sentait plus bouger depuis quelques jours, alors qu’elle était gonflée, et que son visage était bouffi, ses doigts boudinés et ses chevilles enflées. La perspective d’enfanter un enfant mort la mettait dans un état psychologique tel qu’elle ne pouvait supporter la moindre douleur.

Le Dr PETERSON, grand, mince, à la chevelure rousse avait très chaud lui aussi, mais il était concentré sur son travail.

- Allez, un peu d’effort, encouragea-t-il, c’est presque terminé, poussez donc un bon coup. LÊ, à la droite de la jeune femme, traduisit en écho les propos du docteur tout en épongeant le front de VÂN.

Celui ci put dégager délicatement l’enfant mort-né au milieu d’un long hurlement de la mère.

Alors qu’il était en train d’examiner l’enfant livide dont la peau partait en lambeaux, il fut saisi par le bruit que fit le sang qui s’écoulait dans le baquet en zinc posé à terre entre les cuisses de l’accouchée. Il pâlit, mais sa réaction fut immédiate. Il plongea sa main droite dans les voies génitales de la femme pour aller décoller le placenta et de l’autre main posée sur le ventre de celle ci il massa l’utérus. Il plana instantanément un vent de panique dans la salle.

- Donnez moi du linge, beaucoup de linge, vite.

Mais il avait beau éponger, compresser, masser, l’hémorragie continuait. Le sang ne se coagula même plus. VÂN était blanche et sombra peu à peu dans l’inconscience.

Dehors les éléments étaient déchaînés. Il pleuvait à grand fracas, le vent soufflait par rafales, le tonnerre grondait. Des éclairs illuminèrent par flashes le spectacle surréaliste, hallucinant de la salle d’accouchement : deux femmes figées fixant une autre femme inanimée aux cheveux épars dont les jambes écartées étaient relevées. Entre ces jambes, un homme rougi par endroit de sang, tentait désespérément d’arrêter une hémorragie de la délivrance, son avant bras droit disparaissant complètement dans le ventre de la femme. Et sur une table gisait le cadavre d’un nouveau-né.

Le sang s’arrêta de couler, en fait VÂN était exsangue. Le Dr PETERSON l’ausculta, tâta son cou et grommela : C’est fini.

Il sortit, un peu chancelant, le dos voûté, les oreilles bourdonnantes. Il était accablé, désespéré, enragé aussi, et surtout très malheureux. Il quitta subitement le corridor et se planta au milieu de la pelouse détrempée sous la pluie battante. " J’ai envie d’alcool de riz " pensa-t-il. De ce " ruou dê " des Vietnamiens.

17 juin 1946. 8 heures trente du matin à Hanoi. " Dépêche toi, je sens que les contractions se rapprochent et sont de plus en plus fortes ". LIÊN 30 ans, pressa ainsi sa jeune servante qui trottinait à côté d’elle avec un gros baluchon dans lequel étaient serrées ses affaires personnelles et les affaires de son bébé à venir. En effet, LIËN était enceinte de son 4è enfant et depuis l’aube elle avait ressenti les premières douleurs. Elle avait décidé d’aller accoucher toute seule sans prévenir son mari et surtout sans alerter sa belle-mère. Ses trois premiers enfants étant des filles, il y avait une certaine tension dans la famille au cours de cette grossesse. Elle était pratiquement mise en demeure d’enfanter un garçon . Debout très tôt et après les préparatifs, elle s’en était allée avec sa servante à pied de la rue de la Citadelle, par la rue de la Soie et la rue des Stores en Bambou. Elles traversèrent le parvis de l’église pour couper au plus court le chemin jusqu’à la maternité.

LIÊN se sentait heureuse. C’était enfin le grand jour et elle était absolument sûre qu’elle allait avoir un garçon. D’ailleurs elle avait tout fait pour cela. Dès avant la conception elle avait avalé, comme on lui avait conseillé comme recette, des préparations à base de bois de cerf et d’os de tigre. Enceinte elle allait souvent au temple Ngoc Son, sur le lac Hoan Kiem prier Boudha de lui donner un garçon. Elle était allée même beaucoup plus loin, toute une expédition, jusqu’à la pagode des Parfums située à une soixantaine de kilomètres de la ville.

Aujourd’hui tout semblait de bon augure : le ciel était si bleu, si limpide, le soleil était si éclatant et la matinée si belle. Les frangipaniers présentaient en bouquet leurs fleurs à l’arôme suave, des fleurs blanches rehaussées en leur centre d’une touche de jaune du plus bel effet. Les somptueuses bougainvillées étaient chargées de fleurs aériennes d’un orange délicat.

" Tu surveilleras bien le bébé, tu le suivras partout pour qu’il n’y ait pas d’échange d’enfant " recommanda encore une fois LIÊN à sa servante qui ne pouvait imaginer qu’une chose pareille puisse exister.

Après avoir examiné LIÊN rapidement, LÊ la sage-femme lui dit " Oh, vous êtes déjà à dilatation ‘grande paume’, tout se présente bien , vous allez bien accoucher et rapidement, voulez-vous que je m’en occupe? plutôt que de faire venir le Dr PETERSON? Vous ferez des économies. "

LIÊN acquiesça, entière à ses douleurs et accoucha effectivement peu de temps après d’un beau garçon. Elle n’en était presque pas étonnée, tellement cela lui semblait évident, mais quel bonheur ! Elle était dans un tel état de béatitude. Il lui sembla entendre au dehors, comme pour saluer l’événement, un concert de cigales.

Toute la journée elle était là sur son lit à contempler ce garçon si désiré. Il était si beau dans son petit berceau garni d’une moustiquaire. Puis elle se délecta de la nourriture apportée par sa servante : du riz avec du porc poêlé très poivré, ce qui était censé réchauffer son ventre et permettre à ses organes de revenir à leur place après un accouchement.

Cette nuit là, alors que LIÊN dormait elle sentit son lit bouger, tanguer, elle ouvrit les yeux , elle crut voir à travers sa moustiquaire une ombre se déplacer, mais tout était calme, son bébé, à côté, avait lui aussi un sommeil paisible, elle entendait même les respirations régulières de ses voisines de chambrée. " Je dois avoir des vertiges " pensa-t-elle, et elle se rendormit. Mais le manège recommença à chaque fois qu’elle s’assoupissait. De guerre lasse LIÊN descendit de son lit et s’endormit carrément à même le sol.

La nuit suivante, alors qu’elle avait avec elle son bébé, le lit fut de nouveau secoué pendant son sommeil. Apeurée, LIÊN ouvrit les yeux, et tout d’un coup, son sang se glaça. Au pied de son lit, à l’intérieur même de la moustiquaire se tenait une femme, très pâle, les cheveux défaits portant sur son avant-bras gauche un nouveau-né inerte et secouant le lit avec une force inouïe de sa main droite. LIÊN entendit nettement la femme lui dire : " Sortez de là, ce lit est à nous, à mon enfant et à moi. ". Horrifiée, LIÊN hurla, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle était pétrifiée, tassée dans le fond du lit. Puis comme dans un état second elle descendit du lit avec son garçon et se recroquevilla à terre, l’enfant serré dans son sein. C’est là par terre, couchée en boule que les sages-femmes la retrouvèrent à l’aube.

- Que faites-vous ? Pourquoi dormez-vous par terre ? " Ebahie, cherchant ses mots, LIÊN demanda à avoir une autre chambre.

- Toute la maternité est occupée, il n’y a plus de lit libre. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Qu’avez-vous ?

- Donnez- moi un autre lit ou laissez- moi rentrer à la maison

- C’est impossible, vous n’avez accouché que depuis deux jours, c’est dangereux. Le docteur vous l’interdit.

LIÊN ne put se résoudre à dire ce qui la terrorisait tant, elle ne savait que répéter " Laissez-moi partir, laissez-moi partir. "

Puis d’un coup elle se mit alors à raconter au milieu des pleurs et dans le plus total désarroi son effarante mésaventure.

LÊ la sage-femme frissonna, regarda sa collègue et dit dans un souffle " Mais… Ici c’est le lit 2-4 "