LES ELUCUBRATIONS D’UN ANCIEN ELEVE DE JJR

DO TRINH KY

Ma grand’mère paternelle, une petite femme vêtue de la tunique traditionnelle, coiffée à la paysanne nord-vietnamienne (les cheveux longs, serrés dans un tissu de velours noir et enroulés en un cercle au–dessus de la tête), vint vers moi et me tint les mains dans les siennes. Les yeux mouillés, elle me dit de sa voix tremblotante : " Ton père m’a dit que tu pars pour faire des études, pour devenir docteur, et que cela va prendre sept ans. C’est long sept ans, te reverrai-je ? ". C’était à l’aéroport Tân Son Nhat à Saigon en septembre 1964, je partais pour la France. Ô grand’mère, tu ne m’as pas revu. Et maintenant cela fait 40 ans ! C’est très long 40 ans ! Toute une vie.

L’anecdote m’est revenue à l’esprit lorsque les élèves de l’AEJJR de la promotion 1964 ont eu l’idée de fêter les " 40 ans après ". Pour nous c’est 40 ans de vie à l’étranger et seulement 18 ans dans notre pays natal, et pendant ces 18 années nous étions si jeunes, si scolaires que nous ne prenions pas la mesure des choses. Et maintenant, une foule de souvenirs nous assaillent mais beaucoup restent plutôt flous, plutôt vagues dans nos mémoires.

Les études en France, pour moi, c’étaient les années à la Faculté de Médecine. J’avais de nouveaux amis, de nouveaux professeurs dans un pays étranger.

Où sont mes anciens professeurs et mes anciens camarades de classes, où sont mes anciens amis ? Où est madame Nhung ma maîtresse lorsque j’étais en cours préparatoire à Hanoi, où est madame Gilbert ma maîtresse en 10è ? qui nous distribuait des bons–points pour les bonnes notes et lorsque nous en obtenions 10 elle nous les échangeait contre des gommes, des double-décimètres en bois au logo des laboratoires pharmaceutiques Specia ? En ce temps là, je m’en souviens , mes amis étaient Dam, Félix, Khôi, Dac, Truong. A la récréation nous jouions à " l’attaque du train " . Le train était un toboggan planté dans la cour dans un bac à sable. Que de scénarios autour de ce vieux machin ! Où est monsieur Petit ? mon maître en 9è à Chasseloup Laubat, lui qui aimait tant nous faire fabriquer des cerfs-volants alors que nous étions pris dans la mode des jeux de billes et de toupies. Et puis monsieur Laurent, monsieur Torri, à Saint-Exupéry respectivement en 8è et 7è ? Au cours de ces années, à la récréation c’étaient des combats de chevaliers. Nous nous portions l’un l’autre sur le dos et nous sabrions avec nos bras. J’avais beaucoup d’ardeur à ce jeu là.

Puis il y eut l’examen du certificat d’études primaires moins stressant que celui d’entrée en 6è dont les résultats affichés donnèrent l’occasion d’un grand tohu-bohu des parents et des élèves. Ma mère, au vu de mon admission, riait et applaudissait sans retenue.

Vinrent les études secondaires. Nous n’avions plus un seul maître mais une foule de professeurs, tous plus impressionnants les uns que les autres, un pour chaque matière. Le français, les mathématiques, le latin, l’anglais, l’éducation physique et même le dessin, la musique. Chacun d’entre nous appréciait tel ou tel professeur, redoutait tel ou tel autre. Monsieur Francou notre professeur de maths. qui en classe ramassait nos billes si par malheur l’un d’entre nous en laissait tomber de la poche supérieure de sa chemisette en se penchant. Il les jetait au loin par la fenêtre avec un certain plaisir. Nous nous étions vengés de ce sadisme en jetant un jour des cailloux par poignées sur le carrelage en criant " billes, billes ". Le pauvre professeur s’était bien fait avoir. Monsieur Besnier, notre professeur de Français qui nous faisait apprendre par cœur tous les jours au minimum 8 vers de Corneille ou de Racine. J’en avais une sainte horreur, trouvant cela rébarbatif, et pour minimiser ma paresse, je disais volontiers avec une mauvaise foi évidente " apprendre quelque chose par cœur n’est point élégant, mieux vaut écrire soi-même ce que l’on a compris ". Et monsieur Cuu le professeur de vietnamien avec ses leçons d’histoire sur la dynastie des Nguyên. Oui, nous apprenions l’histoire du Viêt-Nam mais la géographie de la France, ses bassins houillers, ses fleuves, ses ports… Sans oublier ces professeurs de cours particuliers chez qui on allait travailler le français ou les mathématiques le samedi ou le soir: Monsieur Chanh, monsieur Cu, monsieur Quoi. C’était la mode mais c’était drôle, on reformait les classes après la classe !

En France, à part les cours à la faculté, nous sortions, nous pratiquions le sport. Nous menions une vie estudiantine certainement studieuse, comme l’était notre vie pendant la période scolaire au Viêt-Nam.. On travaillait beaucoup, moi pas trop, au demeurant. Mes résultats scolaires chutaient au fur et à mesure que je montais de classe, ou si vous voulez, au fur et à mesure que je grandissais. Les meilleurs moments étaient les instants annexes des études . Les conversations sur le trottoir en attendant l’ouverture des portes du lycée, les récréations, les bagarres, les jeux : le foot-ball, que j’adorais (avec Thê- Vinh, Hy, Hung-Tiên, Ngoc-Tiên, Ba-Dàm , Ariel…), la boxe avec Tâm lorsqu’on a un différend à régler, le colin-maillard … les billes, les toupies, les images (les bandes dessinées de Zorro ou de Tarzan imprimées sur papier cartonné qu’il fallait découper), les pièces de monnaie , les capsules de bière aplaties à coup de marteau, les yo-yo. Ceci suivant les années, les modes. On se tirait dessus avec un élastique des boulettes de papier enroulé et plié, on se fabriquait des balles de caoutchouc avec la sève des hévéas de la rue Tu Xuong. Et puis pour la plupart d’entre nous qui possédions, qui une bicyclette, qui un Solex, qui une mobylette on faisait la carrousel du côté de Marie Curie, le lycée des filles. C’était le passe temps favori des grands pour rouler des mécaniques et lorgner les filles. Je le faisais mais ce n’était pas trop mon truc. Etais-je plutôt timide ?

C’est touchant qu’à l’âge d’être grand-père on pense aux jeux d’enfance. On n’avait guère de jouets, mais on en fabriquait, on jouait de tout avec tout. On était heureux même sans ces montagnes de jouets que possèdent en leur temps nos enfants.

Et au milieu de tout cela il y avait tous ces marchands ambulants qui proposaient des plats (Banh cuôn, bo bia, hu-tiêu, mi), des fruits, certains marinés dans du jus de réglisse (coc, ôi, tâm ruôt.. .), des boissons etc…et puis il y a les cafés du boulevard Lê Loi où on allait boire un Coca, un Xa Xi, consommer du yaourt nature à grand renfort de sucre en poudre car très acidulé, déguster avec un chalumeau du "  black cow ": du coca avec une glace au chocolat, une recette de la patronne d’un café sur le boulevard pour qui j’avais un faible tellement je la trouvais distinguée.

Rappelez-vous aussi de ces cinémas Dai Nam, Rex qui passaient les grandes productions hollywoodiennes comme Ben Hur, Quo Vadis, les salles Vinh Loi, Le Loi, des permanentes où on regardait en boucle les films avec Alan Ladd, Robert Mitchum ou Randolph Scott. Justement j’allais souvent au cinéma avec mon ami Long. Long qui séjourne actuellement au Canada et qui vient de me retrouver sur Internet après plus de 40 ans ! Il m’a reparlé de cela avec nostalgie. Et bien sûr, il y avait le ciné-club où on regardait en V.O. grommeler Jean Gabin, Pierre Brasseur.

Et encore, je ne vous parle pas de nos lectures, de nos idoles, de mes années de scoutisme avec certains d’entre vous Ngoc Châu, Quang, Long, des copines, des flirts…préférant vous remettre en mémoire ce que nous aurions pu avoir en commun.

Déjà 40 années depuis ce jour du grand départ où j’étais pris dans une sorte d’exaltation. Il s’en est passé des choses pendant toutes ces années mais il me semble que le temps dure moins longtemps que les 18 ans passés au pays.

Est ce parce qu’en France, même s’il y a eu beaucoup d’événements, dont cette année 1975 qui nous apporta à tous le désarroi, nous vivons dans la paix et les années sont rythmées par les dates des congés, des rentrées, des élections, des anniversaires, des commémorations, des préavis de grève, des grèves…que sais-je encore ?…Jusqu’à 18 ans, c’était la période d’enfance puis d’adolescence, nous vivions dans l’insouciance même si le pays traversait une période trouble, militarisée. Nous prenions à peine conscience d’un pays en guerre, poussant l’innocence jusqu’à aller contempler les dégâts et les morts après un coup d’état militaire.

Est ce parce que notre mémoire est déformée que le temps semblait si long ? Au même titre qu’on voyait tout en grand quand on était petit. Nos professeurs étaient des géants, notre lycée était immense, la cour de récréation était vaste, le chemin était long du lycée JJR au lycée Marie Curie… Il n’en est rien, et je suis sûr que ceux qui ont pu aller au pays ont été frappés par ce phénomène. Je l’ai constaté et me rappelle même être un peu déçu de m’apercevoir que tout était plus petit que je ne l’imaginais.

Par contre, je ne sais si vous êtes comme moi, mais il y a une chose qui échappe à mes souvenirs: c’est la végétation : les plantes, les arbres. Tout au plus j’en connaissais quelques variétés, mais jusqu’à une période récente je ne savais pas comment était la fleur du manguier, du goyavier…, je ne savais pas que le tamarinier était si majestueux, que le flamboyant si…flamboyant, que le fruit du jacquier était si curieusement accroché directement au tronc de l’arbre. J’étais admiratif devant le manguier avec ses fruits accrochés comme des lampions verts ou jaunes, étonné que le pamplemoussier si frêle pouvait porter des fruits aussi gros. De retour au pays, je dévorais des yeux tout cela avec délectation, au grand étonnement des gens. Ici aussi il y a une dimension psychologique qui fait que votre cœur est gonflé devant tant de choses qui vous émerveillent car tout est imprégné de souvenirs tendres.

On peut penser que c’est une banalité de parler de ses souvenirs de jeunesse, on peut user de clichés pour dire que les souvenirs, la mémoire sont le propre de l’homme et que chacun, d’où qu’il vienne a son histoire. Cependant l’évocation de ces souvenirs est toujours chargée d’émotions surtout pour nous qui avons une particularité : celle d’être projeté loin, très loin de chez nous, quasiment dans un autre univers sans avoir la possibilité pendant très longtemps de nous replonger dans notre environnement, d’avoir une continuité avec notre vécu. Nous subissons une coupure profonde et c’est certainement cela qui nous rend si nostalgiques. Mais à la réflexion, ne sommes nous pas juste qu’un peu nostalgiques, car le regret de cette époque formidable est moindre que la jubilation et la tendresse que nous procurent nos souvenirs ? S’il vous vient une envie d’intenses émotions, rentrez au pays, oubliez les emplettes et les babioles, regardez les gens vivre, allez dans les lieux de votre enfance.

Il y a 40 ans, après un vol de 19 heures l’avion atterrit à l’aéroport d’Orly, à Paris. Je ne me rappelle plus de l’heure, mais c’était tard le soir et il faisait froid en ce mois de septembre. Je n’avais qu’une adresse à Montpellier, ville que je devais rallier pour y faire les études. Après avoir récupéré les bagages j’étais sur le trottoir un peu décontenancé, ne sachant trop sur quel pied danser, seul, perdu. Je ne me rappelle pas avoir la moindre peur, peut-être seulement une certaine appréhension, soutenu probablement par la candeur de mes 18 ans. Un chauffeur de taxi m’aborda et me proposa ses services. Heureusement qu’il n’y eut pas la barrière de la langue. Ex-élève du lycée Jean-Jacques Rousseau oblige.

  • Où voulez-vous aller ? 
  • Je ne sais pas !
  • Comment çà, vous ne savez pas ! Que faites vous dans la vie ?
  • Euh, je suis étudiant.
  • Eh bien voulez-vous que je vous amène à un hôtel dans le quartier latin? çà vous va ?
  • Oui ! Va pour le quartier latin.

Le trajet était long, le taxi me déposa enfin devant un hôtel, le chauffeur se paya (c’est le mot, je n’étais nullement familiarisé avec le franc français) avec le billet de banque que je lui tendis. Après avoir remercié et pris la monnaie, et comme une entrée en matière de la nouvelle vie, comme un nouvel accouchement en douceur sans forceps, j’entrai résolument et crânement dans l’hôtel.