LA MORT DU COLONEL TIN

DO TRINH KY
 

Il faisait chaud en cette fin d’après-midi du mois de Juillet 1962 à Saigon. La rue Lê van Duyêt était très fréquentée. Dans les deux sens de la circulation c’était un flot incessant de véhicules hétéroclites : des voitures, des jeeps et des camions militaires, des cars, des cyclo-pousse, des motocyclettes, et une multitude de vélos. Le bruit était assourdissant.

Ma mère sonna. Le grand portail s’ouvrit, une jeune fille en tenue « bà ba »(pantalon noir et courte tunique noire), portant le deuil c’est à dire la tête cintrée d’un turban blanc nous invita à entrer. Nous accomplîmes une visite de condoléances à la famille du colonel Tin dont l’enterrement en grande pompe avait eu lieu il y a 2 jours. Ma mère était la professeur de Français des 2 grandes filles du colonel. Du portail jusqu’à l’entrée de la maison, qui était toute récente, il fallait traverser une courette dont le sol encore de terre battue était jonché de gravats. A gauche de l’entrée, il y avait la souche d’un arbre fraîchement coupé. Dans une grande pièce sombre était dressé l’autel du colonel, très imposant, il était garni de chandeliers, de vasques remplis de baguettes d’encens, de vases de fleurs de lys blancs, d’œillets d’Inde, de glaïeuls, ainsi que de larges plateaux débordant de victuailles et de grands plats garnis d’ananas, de mandarines disposées en pyramide, de bananes. Tout en haut trônait une grande photo en noir et blanc du défunt. L’air enfumé sentait fortement l’odeur d’encens. Les yeux me piquaient, je frissonnai car l’atmosphère était lugubre.

Le colonel Tin était le commandant de la caserne de la police militaire de cette rue animée de Saigon. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une grande carrure, toujours impeccable dans son uniforme. Il était estimé de ses soldats car c’était , disait-on, un homme juste, bon et loyal, même s’il pouvait être dur et sévère. Et bien entendu, il était craint car c’était un officier d’importance de l’armée.

Jouxtant la caserne il y avait un terrain vague, et presque en son centre, il y avait un vieux manguier. Le terrain, qui était situé à l’angle de la rue, était protégé par trois rangées de fils de fer barbelés, plus ou moins rouillés, fixés à des poteaux en bois à moitié vermoulu. C’était une protection plutôt virtuelle car par endroit les fils traînaient carrément par terre et étaient envahis par du liseron qui arborait des fleurs en trompette. Quelques buissons d’hibiscus rabougris complétaient la barrière. Au sol l’herbe folle recouvrait presque tout. Curieusement le terrain ne faisait pas l’objet d’une décharge publique comme tout autre terrain abandonné de la capitale, il y avait juste quelques détritus et un pneu usagé. Et puis il y avait l’arbre, un vieux manguier. Un peu penché, il n’était pas très grand mais son gros tronc était tortueux, son écorce était craquelée de partout et sa ramure était relativement fournie avec 2 grosses branches qui montaient vers le ciel comme deux bras levés lui donnant une allure inquiétante. Les gens du quartier racontaient que c’était un arbre plus que centenaire, stérile, mais surtout que c’était un arbre qui était habité par des esprits. D’ailleurs les uns et les autres s’empressaient de changer de trottoir pour éviter de passer devant ce terrain qui dégageait quelque chose de trouble, de mystérieux et même d’effrayant.

Malgré tout le colonel Tin s’était mis dans la tête l’idée d’acquérir ce terrain pour y construire une maison. Mais il y avait l’opposition de sa femme. Elle aussi était au courant des rumeurs de fantôme qui circulaient, sa servante les lui rapportait régulièrement. Il y avait surtout une vieille femme du quartier, à l’air revêche, traînant ses pieds et mâchouillant son éternel bétel - de ce bétel que les femmes âgées vietnamiennes mâchaient avec un quartier de noix d’arec et une pointe de chaux- qui colportait plein de choses sur cet arbre. Habitant dans une des ruelles en dédale, comme il en existait tant dans Saigon, qui partaient de cette rue menant vers les faubourgs de Saigon, cette femme prétendait que le vieux manguier était hanté par une foule de fantômes et racontait à qui veut l’entendre quantité d’histoires maléfiques survenues aux gens qui avaient à faire de près ou de loin à l’arbre. Mais le colonel réfutait tout: superstition et sornettes que tout cela. Lui, un soldat aguerri, un officier aussi puissant, aussi considéré, qui avait sous son commandement des milliers d’hommes et qui avait à traiter avec des individus des fois rudes, des « tête de buffle à face de cheval » (expression vietnamienne signifiant des gens durs, retors), n’allait pas croire à toutes ces balivernes ! Il arriva, avec beaucoup de peine, à convaincre sa femme lui promettant de tout faire pour conserver le manguier.

La maison fut donc construite, une belle bâtisse de 2 étages, le terrain nettoyé, le mur d’enceinte élevé. Devant la façade de la maison, le manguier était là. Elagué, ses deux branches élevées coupées, mais il était là, toujours là. Le colonel était heureux dans sa nouvelle demeure. Le coin avait embelli, le terrain vague ayant laissé la place à une belle villa. Tout était paisible et personne dans la maison n’eut à remarquer quoi que ce fût d’anormal. Etait-ce parce qu’il avait assaini le terrain autour de l’arbre que les esprits lui en savaient gré ? Sa femme, peu rassurée, continuait de ne jamais lever les yeux sur l’arbre et le contournait consciencieusement.

Les mois passèrent, le colonel commença à lorgner sur l’arbre. Celui-ci l’agaçait, il y vit comme une balafre qui barrait sa belle maison, de plus, pour un arbre séculaire celui ci n’était même pas beau et conservait toujours son petit air inquiétant. Le colonel aurait aimé l’enlever pour avoir de la place et surtout pour pouvoir aménager son jardin avec d’autres arbustes plus jolis, mais il n’arrivait pas à décider sa femme. Un jour, le ciel lui vint en aide en la personne d’un ami venant dîner un soir à la maison. Celui ci abonda dans le sens du colonel et affirma que tout aurait été parfait sans l’arbre qui formait une sorte d’obstacle empêchant une circulation harmonieuse du Yin et du Yang dans la maison, selon les principes du Feng Shui des Chinois, principes sur la circulation dynamique des énergies dans la maison familiale procurant la santé, la richesse et le bonheur. Il était dithyrambique sur le sujet, et à la fin de la soirée l’affaire fut enlevée. Le colonel Tin fit alors abattre l’arbre. Des âmes sensibles laissèrent entendre qu’il y eut des gémissements et des pleurs au milieu des bruits de la cognée et des scies. La réprobation était générale et on prédisait un malheur certain au colonel.

Peu de temps après, au début de la saison des pluies, des pluies torrentielles cette année là, le colonel Tin eut une forte fièvre et un mal de gorge épouvantable. La toux lui fut pénible et le fatigua beaucoup. Encore un vilain courant d’air comme les autres fois, pensa-t-il. L’aspirine le soulagea mais ne le guérit point. Il fit appel à un de ses amis, médecin militaire. Celui-ci après l’avoir ausculté le rassura car ce n’était qu’une grosse angine qu’on allait soigner avec quelques jours d’antibiotique. D’ailleurs le médecin entreprit de lui faire sur le champ une injection intramusculaire de pénicilline à l’aide d’une seringue en verre. Mais dès que l‘aiguille fut retirée de la fesse du colonel, celui sentit littéralement sa tête se gonfler. De fait sa face était bouffie, les lèvres et les paupières avaient triplé de volume, une grande oppression serrait sa poitrine. Son pouls était faible et la tension artérielle basse. Le colonel Tin fit une réaction allergique à la pénicilline, mais une réaction gravissime car c’était un choc anaphylactique. Et malgré les soins immédiats prodigués par le médecin et avant que celui ci ne put effectuer une évacuation vers un hôpital, le malheureux colonel succomba et mourut dans les bras de son ami au milieu des hurlements de sa femme.

Dehors la vieille femme cracha rageusement son bétel, jura en grommelant « Je le savais, je l’avais dit ! Je l’avais dit ».