Parler de sexe sans le dire

Pour beaucoup de générations le roman de Kiêu est une bible d'amour, amour plutôt idéalisé. Malgré son romantisme, l'auteur, fidèle aux pulsations de la vie, ne peut éviter de faire allusion aux problèmes sexuels. Moraliste et moralisateur comme tout lettré qui se respectait, il a réussi à franchir de nombreuses fois le Rubicon de la sensualité sans employer la langue vulgaire.

La littérature classique vietnamienne fortement confucianisée ignore l'érotisme. Les poèmes de Hô Xuân Huong (XVIIIe siècle) d'une crudité savoureuse que les lettrés lisaient sous le manteau font plutôt partie de la paralittérature. Les seuls vers classiques qui osent évoquer le nu féminin sont : " Pureté de jade, blancheur d'ivoire modelé impeccable, chef d’œuvre du Créateur ".

Rõ màu trong ngọc trắng ngà

Dày dày sẵn đúc một tòa thiên nhiên. (première citation)

 

Ils figurent dans le Kiêu , roman en vers considéré comme chef d'oeuvre inégalé de la littérature vietnamienne, création de Nguyên Du (XVIIIe siècle) qui allie à merveille les littératures savante et populaire. Bien que l'oeuvre soit marquée profondément par le rigorisme confucéen et la Karma bouddhique, l'auteur prime sa sympathie pour deux héros peu conventionnels.

Kiêu la prostituée (pure) et Tu Hai le brigand (généreux). Kiêu est une jeune fille belle et douée obligée de se vendre pour sauver sa famille, sacrifiant son amour. Pendant quinze ans, elle mène une vie pleine de vicissitudes, comme prostituée, concubine, femme de brigand, bonzesse avant de retrouver celui qu'elle aime, déjà marié.

 

Ma Giam Sinh le maquereau est chargé par son amante la tenancière Tu Bà de faire un mariage blanc avec Kiêu pour l'emmener vierge à sa maison de tolérance.

Mais il ne pouvait résister au désir de goûter aux charmes de la jeune fille. Il raisonne :

"Puisque le fruit divin (pêche des immortels) est à portée de mes mains profanes,

Cueillons le rameau et mangeons jusqu'à satiété

En ce bas monde, il n'y a pas tellement de connaisseurs, parmi les chercheurs de plaisir.

Si peu de gens connaissent les secrets des fleurs qu'ils caressent"

Đào tiên rồi đến tay phàm,

Thì vin cành quít cho cam sự đời

Duới trần mấy mặt làng chơi,

Chơi hoa đă dễ mấy người biết hoa. (deuxième citation)

Voici comment Nguyên Du a décrit la scène de la brutale défloraison de Kiêu:

"Hélas, la tendre fleur de camélia connut l'outrage du bourdon.

Dans ses replis les plus secrets, le vil insecte vint butiner

Ce fut une bourrasque lourde de pluie fouettante

Sans pitié pour la perle, sans égard pour le parfum

Cette nuit de printemps fut hantée par le cauchemar"

Tiếc thay một đóa trà-mi,

Con ong đă tỏ đường đi lối về.

Một cơn mưa gió nặng nề,

Thương gì đến ngọc,tiếc gì đến hương. (troisième citation)

Comme Kiêu, à la maison de joie refuse de recevoir les clients, Tu Bà la soumet à la bastonnade.

Elle la force à apprendre l'art de la prostitution :

"Apprends par coeur

Les sept manières de séduire et les huit pratiques du plaisir"

Này con thuộc lấy làm lòng,

Vành ngoài bảy chữ, vành trong tám nghề. (quatrième citation)

Naturellement, Nguyên Du se garde de donner des précisions sur ces manières et ces pratiques obscènes.

Martyrisée, Kiêu doit accepter son sort et promettre à la tenancière de faire le métier de courtisane :

"Condamnée au sort d'anguille vivant dans la boue, je ne craindrai plus de salir ma tête.

Je m'engage à me débarrasser de ma pudeur et de mes scrupules"

Thân lươn bao quản lấm đầu,

Chút lòng trinh bạch, lần sau xin chừa. (cinquième citation)

Revenons au temps où Kiêu, dans toute sa pureté, rayonnait comme une fleur printanière. Un jour, elle rencontra l'étudiant Kim Trong. Ce fut le coup de foudre pour les deux. Ils se virent en cachette plusieurs fois, violant le tabou familial. Un soir, enivré par de doux épanchements, le jeune homme esquissa des gestes d'une tendresse peu osée que Kiêu arrêta en lui rappelant que pour les amoureux bien éduqués, le mariage ne pouvait être consommé que pendant la nuit nuptiale :

"Nuage et pluie (allusion mythologique pour dire : ébats amoureux) précoces pourraient détruire pierre et or (image de la fidélité au serment conjugal)".

Mây mưa đánh đổ đá vàng, (sixième citation)

Kiêu pria son amant de calmer la flamme de sa passion et d'attendre le jour du mariage :

"Pourquoi vous hâter de briser le rameau de saule et d'arracher la fleur?

Tant que je vivrai, j'aurai l'occasion de vous payer la dette d'amour"

Vội chi ép liễu nài hoa,

Còn thân ất cũng đền bồi có khi. (septième citation)

Après avoir été abusée par un maquereau et de longues années d'opprobre, Kiêu devait regretter de ne s'être pas donnée à son amoureux :

"Si j'avais su que je serai tombée si bas,

j'aurais donné la fleur de ma

jeunesse à l'homme de mon coeur"

Biết thân đến bước lúc liều,

Nhị đào thà bẻ cho người tình chung . (huitième citation)

La kyrielle de malheurs de Kiêu ne prit fin que quand Kim Trong réussit enfin à la retrouver après de laborieuses recherches.

Mandarin en place et marié avec la soeur de Kiêu (sur la proposition de Kiêu avant son exil), il demanda à Kiêu l'union matrimoniale, la bigamie étant chose courante. Kieu accepta l'amitié et non l'union charnelle :

"De ma virginité, il ne me reste que ce brin,

Que je le sauvegarde au lieu de le fouler aux pieds"

Chữ trinh còn một chút này,

Chẳng cầm cho vững lại giầy cho tan . (neuvième citation)

Ce brin de virginité que Kiêu veut préserver, c'est la pureté de son amour dont elle ne veut pas souiller l'image par des contacts charnels jugés indignes d'un passé sacré.

 

Huu Ngoc

(06/06/04)