A Pierre O. en
écho à ses souvenirs gustatifs et
souvenirs de la rue Testard juste
une petite confidence : ton riz brûlé au fond de la marmite sent
la madeleine, en Vietnamien « cháy. »
A tous mes amis
qui ont bien voulu partager avec moi ces moments latins et
gourmands.
Je m’éveillais dans une chambre d’hôtel, rue Mai hắc Đế à Hanoï
ce matin-là : le ronronnement du climatiseur n’avait pas fait
obstacle à un appel de la rue, celui d’une jeune marchande de
pains
-bánh mì nóng đây, ai ăn bánh mì nóng không ?-
-« voici vos petits pains chauds , qui veut des petits pains
chauds ? »-
Assommé par une nuit trop courte, l’esprit en complète léthargie
à cause de la fraîcheur artificielle diffusée par l’engin si peu
discret fixé au ras du plafond de la chambre, tout mon être se
réveillait progressivement à ce pays natal depuis si longtemps
quitté et subitement activé par ce chant du réveil : tout un
monde d’odeurs, de bruits et de goûts s’empara de moi, le pays
(quê hương, la bien nommée) me reprenait d’autorité et d’amour…
et je me suis laissé faire.
Alors, me revenaient les figures des personnes célèbres évoquées
par Cornélius Népos que nous avions à connaître après de
laborieuses traductions (versions latines) du De Viris
Illustribus et cela dès la 6èmeA de notre cher lycée ;
curieusement car au même moment , comme reconnectées par l’appel
de la marchande matinale, m’assaillirent les figures non moins
célèbres des petits marchands de gâteries ambulants installés
tout autour du lycée qui avaient pris efficacement auprès de nos
têtes « vertes » le relais des Tite Live, César, Cicéron,
Virgile et autres en s’adressant directement à nos sens en émoi
et je me demande encore aujourd’hui si nous ne sommes pas faits
de ce mélange de nourritures qui nous avaient façonné de manière
singulière mais bien coordonnée et l’esprit et le ventre.
Faute de prises de vues ( numériques SVP) de ces héros de notre
enfance, je vous offre mes souvenirs qui sont certainement les
vôtres car nous avions tous été nourris de ces modèles
spirituels et de ces petites choses terrestres et succulentes
dont nous recherchons le goût et le parfum, partout où nos pas
nous mènent aujourd’hui, « à la recherche du temps perdu ».
Il était là, tous les jours de classe, surtout l’après-midi
autant que je m’en souvienne, le petit marchand chinois de bò
biá. J’étais encore un bien jeune lycéen de 6ème et nous
rentrions par l’entrée des primaires, rue Testard, je crois. Qui
n’a pas goûté son fameux petit rouleau de bò biá généreusement
assaisonné de purée de soja ?
Dans un récipient en forme de wok, souvenez-vous, mijotaient de
fines lamelles de củ đậu à côté de quelques râpures de carottes
qui ravivaient avec bonheur l’aspect blanchâtre de l’ensemble.
L’homme maniait avec dextérité une petite fourchette en
aluminium et une cuillère de la même facture ; la fourchette
était complètement usée en diagonale, tant elle avait raclé le
fond relevé en pente du récipient et la cuillère n’était pas
toute neuve non plus. Il disposait magistralement ainsi ce
légume bouilli au milieu d’un quart de galette de riz barré au
préalable d’une trace de purée de soja ; nos glandes salivaires
fonctionnaient déjà au grand régime lorsqu’il saisissait
délicatement quelques petites crevettes séchées et, selon la
commande plus ou moins onéreuse, ajoutait une tranche de
saucisse chinoise à la farce garnie de brisures de cacahouètes.
Et voilà le rouleau de bò bía présenté à notre juvénile
convoitise moyennant quelques piastres. Jamais nous ne le
consommions ainsi livré par le marchand car par une sorte de
coquetterie gourmande nous y ajoutions toujours un peu de purée
de soja couleur brunâtre et souvent du piment broyé d’un joli
rouge : le marchand nous laissait faire, philosophe, bien au
fait des exubérances de la jeunesse.
C’était bon, oui, prodigieusement bon.
D’abord la marchandise était consommée au moins tiède, certains
gloutons affamés engloutissait d’un trait rouleau après rouleau
: ils les aimaient chauds. D’autres, sans doute moins fortunés,
dégustaient leur unique rouleau avec délectation, mordant dedans
au risque de faire suinter sur les doigts le jus mais c’était
pour mieux les lécher après, tel un chaton à la fois fine gueule
et maniéré. Ce goût doucereux et cette consistance un peu molle
de ce mets nous consolaient parfois des contresens de nos
versions et nous ramenaient toujours de la Guerre des Gaules à
notre cher trottoir devant notre bahut.
Qu’est-il devenu ce grand bienfaiteur de marchand ambulant , le
Virgile de nos sens naissants ? Aujourd’hui par la magie du
souvenir et par la reconnaissance du ventre, je l’élève, si vous
le permettez, au rang des Grands Hommes.
Une autre figure de cet univers de parfums et de couleurs semble
s’imposer : celle du marchand de rafraîchissements ( toujours
ambulant, car ces hommes illustres n’existaient pas autrement
pour nous que… sur le trottoir, on dit bien hè phố, n’est-ce pas
?). L’espèce se retrouvait un peu partout dans le Sud du pays, à
la différence du marchand de bò bía qui est et restera unique
pour ce qui me reste de mémoire.
Comme toute figure singulière, le marchand de rafraîchissements
que je m’en vais vous dépeindre occupait un coin de trottoir
stratégique : il était rue Phan đình Phùng, devant ce qui était
devenu l’ex-consulat général de France, à la croisée d’une rue
perpendiculaire à la rue citée plus haut et qui était à la fois
la rue des cours privés ( Anh Văn, Toán Lý Hóa ) et celle de la
maison de notre ami Lâm hùng Tiến si cher à notre belle Héléna.
C’est dire qu’il était fort bien placé et que sa prospérité
supposée ne faisait aucun doute dans mon esprit.
Au centre de cette petite usine à boissons en tout genre et pour
tous les goûts ,
-oui, mes amis, à tel point que je me demande si un glacier
aussi célèbre de France et de Navarre arrive à offrir à ses
clients un éventail aussi large de goûts et de saveurs-, au
centre de ce paradis donc trônait un engin unique en son genre :
le rabot à glace.
Depuis, j’ai eu affaire à de la glace pilée, à des glaçons des
cafétérias et à des paillettes de glaces sous un plateau de
fruits de mer, mais jamais, vous m’entendez, JAMAIS, je n’ai eu
l’occasion de « manger » de la glace rabotée : đá bào. Et
c’était le premier produit rafraîchissant, produit premier prix
pour nos maigres finances, et premier dans notre cœur car il
nous ressemble, brut, simple et frais mais non dépourvu
d’attraits. Vous l’avez reconnu, bien- sûr, il s’agit du đá nhận
: glace rabotée , moulée et garnie de sirop, pas moins que ça !
J’ai conscience qu’en ce moment je ne fais que vous dire des
banalités mais je tiens tout de même à le faire, rien que pour
la beauté du détail et l’acuité du souvenir.
Ainsi notre morceau de glace rabotée était joliment habillé de
rouge et de vert à chaque extrémité et sur commande ; parfois
une bande jaune séparait le rouge et le vert, caprice d’enfant
que le marchand satisfaisait volontiers. Le đá nhận se dégustait
par les deux bouts et par de longues et gourmandes succions qui
nous faisaient boire de belle façon du sirop de menthe , de
grenadine ou de citron.
Mais comment ne pas associer le geste tonique et tonifiant du
marchand à l’oeuvre dans la fabrication de son produit avec
cette délice elle-même ? Ce rabot à glace était un véritable
rabot de menuisier installé pour ainsi dire à l’envers,
solidement ancré à l’ensemble mobile qui constituait l’échoppe
du marchand qui tanguait joliment d’ailleurs aux coups de rabot.
Un morceau de glace agrippé à l’aide d’une petite plaque de tôle
perforée telle une râpe allait et venait sur la lame du rabot
dans un bruit cristallin sous l’action de notre homme qui
fabriquait sa glace que je ne puis dénommer autrement que par le
déterminant « rabotée ». Sous le chariot et placée au point le
plus bas du centre de gravité de l’ensemble, on a logé une
énorme barre de glace enveloppée dans un sac en toile de jute et
saupoudrée, si j’ose dire, de son : il faisait chaud et il
fallait que le produit essentiel tinsse.
Et j’évoquerai pour terminer cet instrument fascinant dont il se
servait pour découper ses morceaux de glace : c’était un grand
couteau hachoir armé de dents ; il s’en servait comme d’une scie
dans un premier mouvement afin de bien déterminer l’importance
et la forme du morceau puis à petits coups répétés de cet engin
il arrivait à obtenir de belles briques étincelantes qui
allaient affronter la morsure du rabot.
Je vous fais grâce des autres consommations offertes aux clients
; peut-être l’un d’entre vous nous entretiendra-t-il de ces
délices au parfum de lait de noix de coco ?
J’avais dit « philosophe » à propos du marchand de bò biá et
suggéré les bonnes grâces du marchand de rafraîchissements
devant nos exigences et nos caprices. Je profite de l’occasion
pour rendre hommage à ces hommes et ces femmes qui dans leur
simplicité authentique ne manquaient ni de sagesse ni de
grandeur. Ils n’avaient sans doute ni la fortune ni l’éducation
de l’honnête homme mais à notre commerce ils avaient, au moins à
mes yeux, cette intelligence du cœur qui séduit.
Au panthéon de nos souvenirs je leur réserve une place d’honneur
car ils ont fait partie de notre histoire et…
…ils nous ont sans doute aussi aimés.
Nguyễn bá Đàm,
Alias NAVOU Djemel.
Petit glossaire à l’intention des futurs chasseurs de p’tits
marchands pour ne pas se perdre dans l’océan des béatitudes de
nos trottoirs vietnamiens ( à compléter par d’autres
consommateurs, évidemment ).
A comme…
Pour assouvir un p’tit creux à n’importe quel moment de la
journée : ăn quà, đi ăn quà (se dit entre amis et surtout entre
amies lorsqu’on a bien envie de s’envoyer un p’tit rien mais
qu’on redoute également de partir à l’aventure seul -et surtout
seule).
B comme…
Tout ce qui se mange, généralement délicieux, et qui commence
par bánh : bánh cuốn, bánh bèo, bánh tôm hồ tây ( spécialité
d’un restaurant au bord du Grand Lac de Hanoï, de qualité très
moyenne et aux crevettes un peu rabougries).
C comme…
Chè , générique d’une multitude de mets sucrés à consommer
n’importe quand et n’importe où pourvu qu’on déniche le/la
vendeur/euse qui en propose.
Đ comme…
đậu đỏ, đậu đen, đậu xanh…qui déterminent respectivement et
excellemment la nature de la graine de soja utilisée dans la
composition du mets précédent : à consommer sans discrimination
entre le rouge, le noir et le vert.
E comme…
Hột é : graine surprenante qui dans une composition liquide et
sucrée se pare d’un mucus translucide et qui complète savamment
le craquant ressenti par les dents lorsqu’on l’écrase au lieu de
la laisser filer en douceur dans sa gorge : question de
tempérament. Et puis cela me fait l’économie d’une entrée en H.
G comme…
Ghẹ : crabe très proche de l’araignée -le crustacé- qu’on vous
proposera obligatoirement vivant sur la baie d’Along en pleine
mer ou sur les plages du Cap Saint Jacques et d’ailleurs, et qui
vous coûtera bien moins cher car le risque d’évasion est moindre
sur … sable ferme vu qu’ils sont toujours proposés vivants !
I comme…
Bánh ít : encore un bánh (cf. entrée B) méridional : qui nous
expliquera le terme ít qui signifie en gros petit, menu ; est-ce
en raison de sa taille , relativement modeste ?
K comme…
Kẹo : ah ! celui-là, lorsqu’il est déterminé par un nombre
incalculable de saveurs personne ne peut lui résister ; je n’en
retiendrai que deux, les autres feront le reste, le kẹo dừa et
le kẹo xầu riêng particulièrement savoureux : ce sont des
bonbons à la noix de coco et au parfum insistant du durillon.
K comme khát nước, j’ai une de ces soifs, pas vous ? Allons
boire un jus de canne à sucre à côté (nước miá) et laissons les
autres terminer ce long glossaire !