L’IMPERMEABLE DE L’ELEVE OFFICIER DUC

Ðỗ Trịnh Kỳ

Je pense que la plupart d’entre nous prenaient la route, dans les années 1962/1963 pour aller de Saigon à Dalat, et peu d’entre nous voyageaient en train, un vieux train à crémaillère pour circuler dans cette région montagneuse. Rappelez-vous cette route qui traversait Thu-Duc, Biên-Hoà et à mi-chemin Dinh-Quan. Dinh Quan, agglomération qui était l’arrêt quasi obligatoire pour pouvoir se restaurer dans des gargotes bruyantes qui bordaient la route. Cette route, large de 7, 8 mètres, asphaltée, non matérialisée, traversait des plantations d’hévéas, serpentait, montant, descendant les collines et les monts, au milieu d’une végétation luxuriante. Il y avait 3 principales sociétés de transport qui desservaient ce trajet long de 300km : en 6 à 7 heures avec Minh-Trung dans des voitures Peugeot Familiale, en 9 heures avec Trung-Viêt dans des estafettes, en 12 heures avec Viêt-Hung dans des cars. Dans tous ces véhicules l’on était tassé comme des sardines en boîte, et la vitesse n’était jamais bien vertigineuse. D’aucuns disaient que cette route était dangereuse, d’autres qu’elle n’était pas belle, pleine d’ornières et qu’il n’était pas pratique de l’emprunter, moi, je la trouvais splendide cheminant dans un écrin sauvage et naturel.

Aveuglé, Duc s’arrêta sur le côté de la route pour la 2è fois, il ne pleuvait pas, il tombait des trombes d’eau, les essuie-glaces de sa Wolkswagen Coccinelle s’escrimaient pour rien, ils étaient totalement inefficaces. De plus une buée recouvrait les vitres de la voiture. Le fracas des éléments déchaînés était assourdissant. En ce dimanche du mois de Juillet 63 Duc avait quitté Saigon le matin de bonne heure pour Dalat, au terme d’une permission de quelques jours dans la famille. Il était élève officier à l’école de préparation des officiers de Dalat (truong Vo Bi) et devait réintégrer la caserne avant le soir. La pluie cessa d’un coup. Le ciel tourmenté charriait au galop des montagnes de nuages gris en de grandes volutes. Sous le vent, les branches aux feuilles ruisselantes s’agitaient dans une danse frénétique. Duc redémarra en frissonnant car le temps s’était rafraîchi et une certaine appréhension le saisit. Il était seul au milieu de nulle part, perdu dans cette nature sauvage. Il y avait longtemps qu’il n’avait croisé quiconque. Il se concentra sur la conduite, se disant qu’après tout il était en sécurité dans sa voiture. Le ciel s’assombrit, mais dans cette lumière entre chien et loup les phares de son véhicule n’éclairaient pas grand chose.

En haut d’une côte, se détachant dans le ciel, se tenait au bord de la route une jeune femme les cheveux tombant sur les épaules. La première réaction de Duc fut de soulagement. Enfin quelqu’un. Son esprit ne fut même pas effleuré par le côté insolite de la chose ; il s’arrêta au niveau de la jeune femme et baissa la vitre.

-N’allez-vous pas à Dalat ? demanda-t-elle doucement.

-Oui, montez, s’entendit-il répondre.

Il ne put voir son visage que lorsqu’elle monta à son côté. « Comme elle a un regard étrange, lointain, elle est jolie mais est bien pâle, n’ayant pas les joues rosies par le climat froid et l’altitude comme les ont les Dalatoises » pensa Duc. Tout en roulant il parlait, se présentait, posait des questions mais la jeune femme regardait tout le temps sur le côté, montrant ostensiblement qu’elle n’avait aucune intention d’engager une conversation. Il ne sut même pas son nom et il régna une atmosphère bizarre dans la voiture.

-Nous arrivons, où voulez-vous que je vous dépose ? Voulez-vous que je vous ramène directement chez vous ? La jeune femme acquiesça et entreprit de lui montrer le chemin par gestes. Ils s’arrêtèrent en bas d’un sentier caillouteux qui remontait une petite colline.

-Tenez, prenez mon imperméable car il pleuvote toujours. Je n’en ai pas besoin à la caserne, je reviendrai dimanche prochain le récupérer, ne vous en faites pas.

La jeune femme s’abritait de la pluie en tenant la gabardine à bout de bras et remontait d’un
pas rapide et fluide le sentier.

Le dimanche d’après, Duc se préparait pour sa sortie. Impeccable dans son uniforme il souriait à la perspective de revoir la jeune fille rencontrée sur la route. Ses sorties dominicales consistaient à aller se promener en centre ville qui était minuscule : une grande place d’où partaient trois rues en pente, le grand marché à plusieurs niveaux , puis à aller jouer au billard, à manger du Pho ou du Hu tiêu , à traîner dans les cafés écouter la musique. Le soleil était radieux . Il retrouva sans peine l’adresse de la jeune fille. En haut du sentier caillouteux qui s’élargissait il y avait un petit chalet plutôt coquet. Un monsieur aux tempes grisonnantes était assis sur les marches du perron en train de fumer. Duc lui expliqua le but de sa visite.

-Je crois que vous vous êtes trompé d’adresse, il n’y a pas de jeune fille ici, nous vivons seuls ma femme et moi, d’ailleurs la voilà, vous n’avez qu’à lui décrire la personne, elle connaît tout le monde par ici.

Duc essaya de décrire la jeune fille sans grande conviction, ne l’ayant point bien vue.

-Je ne sais pas, mais j’ai l’impression, monsieur, que vous parlez de notre fille. Mais elle est morte depuis 6 ans déjà d’une vilaine maladie. Tenez, entrez, je vais vous montrer sa photo.

Duc suivit le couple à l’intérieur du chalet. Il reconnut avec un réel malaise la jeune fille sur une photo encadrée qui se trouvait sur un autel.

-Venez dehors je vais vous montrer encore quelque chose, dit la dame.

Ils ressortirent tous les trois, contournèrent la maison en remontant la pente. En haut, ils redescendirent un peu l’autre versant, et au milieu des herbes folles il y avait une tombe avec ses quatre piliers en coin et ses petits murets. Il y avait des pins immenses qui bruissaient sous la brise. Un site d’une grande splendeur, par cette belle matinée ensoleillée. Mais Duc frissonna, il sentit le sang se retirer de son visage, il eut la chair de poule. Pétrifié il vit son imperméable étalé sur la tombe.