Le fantôme du lac des Soupirs

 Ðỗ Trịnh Kỳ

 Mon ami Chi et moi sortons de la dernière séance du cinéma. Le seul cinéma de la ville de Dalat, situé en centre ville. Sur son esplanade on peut voir en contre-bas le nouveau marché, tout en béton, et plus bas encore, au loin, le lac de Dalat, le lac des Soupirs. Il est tard et il fait un peu frais. On voit de ci de là de petites nappes de brume comme de gros paquets d’ouate suspendus. Nous décidons d’acheter chacun un épi de maïs grillé au feu de bois, histoire de grignoter pendant le long trajet de retour à pied. Nous habitons un chalet tout près du Grand-Lycée Yersin chez une famille de quatre personnes. Nous sommes chez "l’habitant". Le couple de logeurs est très gentil et la "patronne", Madame Ba prend soin de nous comme de ses propres enfants. Nam est en 1ère et moi en seconde au lycée, nos familles résident à Saigon. C’est rare que nous sortions ensemble car nous ne sommes pas dans la même classe et n’avons pour ainsi dire pas d’amis communs, et puis pour sortir en ville il faut faire un long trajet à pied.

Ce soir-là après le repas, nous sommes allés prendre un verre en écoutant Elvis Presley au café Tùng avant d’aller au cinéma. Pour rentrer il faut prendre la route qui longe sur plus de sa moitié le lac avant de tourner et remonter une petite colline plantée de pins. Cette route qui n’a pas de trottoir est plutôt sinistre : d’un côté, le lac avec ses berges herbues égayées par quelques arbres, de l’autre un complexe hôtelier tout en hauteur, puis un mur pas très haut qui délimite un grand stade. Elle n’est éclairée que par de grands lampadaires qui diffusent une lumière jaune anémiée, de sorte qu’il y a de grandes zones d’ombre. On aperçoit l’eau du lac par intermittence en de grandes nappes argentées; les grands arbres donnent l’impression de vouloir y tremper leurs immenses bras. Il est tard et il n’y a plus personne.

Nous marchons tout en bavardant et en dégustant le maïs. Soudain, alors que nous venons de dépasser le stade, nous voyons arriver vers nous une jeune femme aux cheveux longs tombant sur les épaules, vêtue de la tunique traditionnelle blanche (áo dài).

- Oh regarde, me dit Nam, une "môme"! Et à cette heure-ci, c’est pas mal çà !

Nous dévorons des yeux cette silhouette qui s’avance vers nous, mais notre enthousiasme se change vite en stupeur. Lorsque la femme se rapproche d’assez près, nous pouvons voir qu’elle ne marche pas sur le sol mais flotte littéralement. Elle bifurque alors très vite vers la berge du lac et plonge dans l’eau noire. On entend nettement le plouf du plongeon, et une voix qui semble venir de très loin, une voix sépulcrale, dirait-on, crie: "Venez à mon secours, je me meurs". Une peur viscérale s’empare de nous et sans un mot, sans un regard, et comme mus par un même ordre, nous nous mettons à courir. Nous courons sans reprendre notre souffle, nous courons encore dans la montée de la colline de pins, nous courons toujours dans l’allée qui mène à notre chalet. Nous rentrons tout essoufflés, haletant, soufflant.

Madame Ba est là, elle sort visiblement du lit et nous gronde :

- Que faites-vous ? Pourquoi courez-vous comme çà ? J’espère que vous n’avez pas d’histoires avec des voyous !

Nous nous regardons. Qu’est-ce qu’il faut dire ? Elle ne va jamais croire à une histoire pareille! Pire, elle va se moquer de nous.

- Ce n’est pas possible, vous sortez tard et vous faites n’importe quoi. Que vont dire vos parents s’il vous arrivait quelque chose ?

- Ce n’est pas de notre faute, dit Nam.

Et il ne peut s’empêcher de raconter notre mésaventure. Mme Ba nous regarde plus gentiment :

- Ah! ce n’est que cela. Eh bien, montez vous coucher.

La stupeur nous saisit de nouveau. Je crie presque :

- Comment ? Pourquoi "ce n’est que cela" ?

- Allez vous coucher, on verra cela demain; ce n’est rien comme histoire.

- Non, répondez-nous d’abord, insisté-je.

- Bien. Ce que vous venez de vivre là n’a rien d’extraordinaire pour moi. Tout Dalat connaît cette histoire. Vous venez de voir le fantôme du lac des Soupirs. C’est le fantôme d’une infirmière qui travaillait à l’hôpital général. Elle s’était suicidée il y a de cela six ans en se jetant dans le lac. Elle n’avait pu supporter la mort tragique et accidentelle de son mari. Il s’était noyé en voulant porter secours à un ami quelque part dans la région des Grandes Cataractes.

"Depuis beaucoup de gens ont vu son fantôme errer de ce côté du lac. Elle est toujours de blanc vêtue, les cheveux défaits. De plus, il y a eu pas mal de noyades dans le lac ces dernières années. Vous n’êtes pas sans remarquer, juste en face de l’entrée du stade... mais les jeunes ne regardent jamais les arbres, les sites, la nature, quoi ! Oui vous n’êtes pas sans remarquer qu’il y a une avancée de terre dans le lac, une sorte de promontoire qu’on a aménagé en jardin public. C’est par là qu’on la voit le plus souvent et c’est pour cela que la municipalité a ajouté il y a deux ans un éclairage plus fort avec des tubes de néon. C’est sûr que si vous aviez sauté dans le lac pour la sauver, on vous aurait retrouvés noyés."