Đá Dế

                               Parmi nos préoccupations hors temps scolaire ( et encore… !), nous étions bien attachés à l’élevage de certaines petites bêtes qui, mises à part les connaissances indispensables à leur survie qu’elles nous ont rapportées, ont pour toujours marqué notre jeunesse et joué le rôle de régulateurs de notre juvénile agressivité d’alors.

                            

                              Ainsi furent le combat de grillons (đá dế), le combat de poissons (đá cá) et le combat de coqs (đá gà). Que les âmes sensibles nous pardonnent -il y a prescription depuis, n’est-ce pas ?- nous n’étions pas plus cruels ni plus monstrueux que n’importe quel enfant du monde de notre âge ; nous vivions tout simplement notre vie de garnement sous ce ciel si bleu et sur cette terre si belle de nos années jean-jacques-rousséiennes , entre le  fleuve côtier Bến Haỉ et la pointe de Cà Mau.

 

                                Parmi ces combattants , ce sont les grillons qui sont les plus accessibles : financièrement d’abord car nous les achetions pour quelques đồng ( éventuellement , des đồng, ½ la moitié d’un billet d’un đồng , souvenez-vous) à des petits marchands qui n’étaient guère plus âgés que nous ; gamins de la campagne qui contribuaient à l’ordinaire de leur famille, à pied le plus souvent et toujours en guenilles mais riches et puissants à nos yeux car propriétaires d’une armée de grillons mâles naturellement belliqueux car en rut et qui sont enfermés dans un vivier de pêcheur en bambou tressé (rọ cá) garni de brins d’herbe.

                               Le souvenir du bruit chuintant de leurs ailes – à ne pas confondre avec le chant sonore et cristallin, dissuasif dans un premier temps puis victorieux ensuite si l’adversaire abandonne le combat, ni avec la mélodie plus douce du chant d’amour, celle qui nous remplissait de bonheur au milieu de la nuit saïgonnaise quand nous l’entendions avec une certaine angoisse cependant : qu’elle ne réveillât notre père qui dormait non loin, sur le divan sous la moustiquaire- ce souvenir qui est un souvenir du mal d’amour, le souvenir que ton texte a réveillé en moi, mon frère, et c’est à mon tour de te renvoyer quelques échos mélodieux…

                                Il nous arrivait, oui cher Pierre, d’en capturer nous-mêmes : à Phú Thọ, dans le parc de l’école d’ingénieurs alors en chantier. Je crois savoir que certains d’entre nous sont revenus enseigner là-bas après leurs brillantes études en France (Nguyễn cao Sỹ-64) mais je suis certain d’une chose, c’est qu’ils n’y ont pas cherché à capturer des grillons.

                                C’était de véritables expéditions matinales, bien avant l’heure d’aller à JJR, nous partions , mon frère aîné et moi, à pas de gymnastique, de la rue Nguyễn Tri Phương à Cholon où nous habitions ( ruelle 462 (xóm), toujours la même aujourd’hui sauf que toutes les maisons de la ruelle se sont chargées de deux étages supplémentaires et que les paillottes ( nhà lá) qui obstruaient la ruelle se sont muées en bâtiments de ciment).Guidés tels des Sioux par le chant d’amour des grillons mâles , nous tentions des manœuvres d’approche , nos pieds nus s’écorchaient au contact de cette curieuse plante aux piquants parfois cruels que nous connaissions sous la dénomination de plante timide  (cây bông mắc cở ) car elle refermait ses feuilles à chaque fois qu’on la frôlait ( plante carnivore ?) ; très souvent le chant d’amour cessait et nous nous transformions en statues de pierre pour espérer faire reprendre cette merveilleuse mélodie d’amour qui valait presque toujours à son auteur le destin tragique d’esclaves-combattants que nous lui réservions.

                                       Nous n’avions rien retenu de toutes ces leçons et pourtant quelle merveilleuse école de la vie : ce sera bien plus tard en terre française, lorsqu’un chanteur dont le nom m’échappe au moment où j’écris ces lignes nous a conseillé de ne jamais avouer…

                                       Nous les gardions alors, nos valeureux combattants capturés, dans des boîtes de conserve de lait concentré Nestlé que nous garnissions d’herbe mouillée , fermées d’une feuille de papier  trouée et serrée grâce à un élastique ( lon sữa bò , sợi dây thung ) : comment oublier ces petits objets si utiles et devenus si chers, véritables témoins d’une civilisation de l’enfance industrieuse et merveilleuse, objets pourtant si modestes qui font que nous partageons aujourd’hui dans nos souvenirs ces trésors de guerre à jamais enfouis dans notre âme et qui ressurgissent parfois dans nos discussions avec nos enfants (et petits enfants) pour les contrarier fortement car ils sont si « nuls » à côté de leur gameboy et autre playstation…

                                

                                        Il faut dire pour être tout à fait complet, qu’il existe trois variétés de grillons mâles , les femelles ne sont pas très différenciées, on dirait qu’elles n’ont pas besoin de séduire alors que les mâles si, avis du garnement éleveur de grillons et non de l’entomologiste distingué que je ne suis pas d’ailleurs.

                                        C’est la couleur qui les distingue objectivement ; au combat, il y a des préférences mais c’est toujours subjectif car pour chacun de nous et à chaque moment particulier, notre champion n’est pas toujours le même ( et oui, les guerriers meurent et c’est leur destin !). Le grillon noir (dế than ) , couleur charbon, a bonne réputation guerrière ; le grillon de feu (dế lửa) est apprécié pour sa fougue, son cri de guerre est éloquent mais son engagement est bref : il s’enfuit la plupart du temps dès le premier coup de mandibules (chạy). La troisième catégorie se situe entre les deux, croisement classique dont les caractères sont régis par les lois de Mendel , curiosité scientifique d’un religieux curieux et science à nous enseignée à Jean –Jacques Rousseau dans la salle des sciences au coin de la cour où au lieu de compter les drosophiles nous rêvassions l’après-midi à un chè đậu đỏ au mieux ou à une bonne douche au tuyau d’arrosage au pire. Et pourtant, pour certains d’entre nous du moins, il est loisible aujourd’hui de vérifier sur la tête de notre progéniture les caractères dominants ou récessifs : nez allongé ou aplati , poilu ou imberbe ( mũi tẹt da vàng, mày râu nhẵn nhụi )…Comme quoi, rien n’est inutile sauf l’inutilité de notre science accumulée au cours des ans et à l’usure de nos fonds de culottes ( mài đũng quần , mài sách…)

 

                                             Có công mài… sách có ngày… quẩn thung…

                                                  Có công mài sắt có ngày nên kim

                                  

                                    En  dehors de cette espèce de grillons de combat ( ils sont simplement un peu énervés et sexuellement dominants, il me semble) existent encore deux espèces de grillons qui se présentaient à notre curiosité légitime : le grillon nain (dế chó) qui émet un son peu harmonieux et qui ne se bat pas. Vous l’aurez compris , il était donc tout à fait indigne de notre intérêt. La seconde espèce de grillons que avions  retrouvée au Sud du pays plus tard (dế cơm) ne se battait pas non plus ; elle est en revanche bâtisseuse c’est à dire qu’elle creuse de belles galeries dans la terre et chaque fois que nous en attrapions un , nous sacrifions une boîte de biscuits LU vide, vous savez ces belles boîtes en fer qui conditionnaient les fameux petits beurres LU pour l’Extrême-Orient (au climat chaud et humide) ; nous la garnissions de sable et invitions la bête bâtisseuse à creuser son trou en lui suggérant un début de galerie avec un trou fait de nos petits doigts. La bête , le dế mèn de son nom au Nord, ne nous avait jamais fait faux…trou : elle se mettait chaque fois au travail et nous mesurions la complexité de ses galeries à la quantité de sable qu’elle expulsait par l’orifice du trou initial.

                                   Longtemps après , lorsque je suis passé par la Thailande sur le chemin du pays, j’ai eu un haut- le- cœur lorsque j’ai constaté que ce beau grillon frit, tout comme les sauterelles frites, faisait les délices des passants victimes du petit creux…passager.

                                  Mon beau dế mèn, je te garderai longtemps dans mon cœur , surtout lorsque l’orage menaçant , tu t’envolais des bords du lac Hoàn Kiếm pour te faire capturer sous les néons de la rue du Chanvre (hàng gai) partageant ainsi le triste sort de ces coléoptères( ?) nommés cà cuống tant appréciés au restaurant Chả Cá de la rue du même nom à Hanoï.(Lechocerus Indicus) : non , encore une fois, je ne suis pas entomologiste, j’ai simplement recopié sur la petite boîte de cà cuống de synthèse.

 

                                    Parlons maintenant un peu de nos pratiques barbares, lorsque, en légionnaires de Rome , nous soumettions ces malheureuses bêtes à des combats de gladiateurs. Et pardon encore de tant de cruautés : nous les aimions pourtant nos petits combattants et les pleurions parfois lorsque nous les retrouvions le matin à moitié dévorés par les fourmis au fond de leur boîte de lait concentré, épuisés sans doute par les combats de la veille.

                                    Les mâles se battaient , simplement lorsque nous les mettions face à face ; la perception de l’ennemi (le rival) se fait par les antennes. Le combat naturel est très souvent bref , toujours sans aucune cruauté, les adversaires cherchent à s’ imposer par un chant guerrier provoqué par le frottement rapide des élytres et les protagonistes n’en viennent pas forcément aux…mandibules ; il y a très nettement un vainqueur : il chante victoire et il y a aussi nettement un vaincu : il s’enfuit. C’est ainsi , probablement, que cela se passe… dans la nature.

                                    Mais le petit d’homme possède la faculté d’observation. Nous n’étions naturellement pas les inventeurs des techniques de dopage que je m’en vais vous décrire , les grands montraient aux petits ou plus exactement les petits copiaient les grands et ce sera toujours ainsi. Avec le recul , les tricheurs sportifs n’ont rien inventé de nos jours ; c’est simplement triste car il s’agit d’êtres humains…

                                     Alors, bien entendu, nous mettions en condition nos champions avant le combat : le plus simple et ce n’était pas la moins cruelle des pratiques consistait à utiliser la tête d’une femelle décapitée ( nous capturions les femelles pour cela et pour les élevages, nous verrons tout cela plus loin et puis il faut savoir que dans son trou, le mâle se tient derrière sa femelle pour les besoins de copulation, le mâle est sous la femelle lors de l’acte sexuel et lorsque ayant repéré l’ouverture de la galerie souterraine des  bêtes, nous l’inondions avec de l’eau pour les en expulser, c’était toujours la femelle qui se présentait en premier à nous ) tête fichée à la pointe d’un cure dents donc que nous agitions devant notre champion pour obtenir un contact par les antennes. C’était la technique du ngoáy dế ou ráy dế comme la fâcheuse manie du ngoáy tai ( c’est bon mais il semblerait que ce n’est pas trop indiqué de se curer les oreilles , bof…) Notre combattant ne manquait pas à notre grande satisfaction d’émettre alors un cri de guerre tonitruant tout en se redressant sur ses pattes : c’était le moment d’organiser la confrontation.

                                        Tactiquement, le grillon couleur charbon (dế than) choisissait une garde basse : il rasait le sol de ses mandibules largement déployées et menaçantes ; il réussissait presque à chaque fois à culbuter son rival d’une première poussée puissante de bas en haut. Mais il arrivait aussi que l’adversaire ne s’en laissât pas conter ; ce furent alors des poussers/tirers effroyables, mandibules contre mandibules avec le soutien des grandes pattes postérieures pour assurer la garde au sol. C’était ainsi que, à l’issue de ces combats acharnés, nos mâles se retrouvaient avec une mandibule pendante , une patte arrière brisée par un coup de mandibules rageur du vainqueur qui poursuivait son ennemi en déroute, cruel et magnifique, tel Achille traînant la dépouille d’Hector devant les remparts de Troie. Inutile de vous dire que le dế lửa (grillon de feu)  n’avait aucune chance devant son rival d’ébène ; c’est sans doute pourquoi ce dernier était nettement plus cher à l’achat.

                                         Comment voulez-vous que nous ne frémissions pas de jouissances devant de tels spectacles : panem et circences ( Gaffiot , page 308 , entrée circenses, ium, m) !

Plaidons coupables mes frères car le pire est à venir.

                                         Il n’était pas rare que nous mettions des enjeux à ces rencontres : đá bát sát était la règle selon laquelle l’éleveur perdant devait laisser son champion à la partie adverse. Parfois c’était tout simplement, oui, de l’argent.

                                        C’était sans doute la raison de l’escalade de la cruauté et de la violence dans la mise en condition des combattants. Nous avions une technique de dopage à faire frémir les coureurs cyclistes tentés par cette expérience peu avouable : l’excitation tactile par les antennes ( même si c’était avec la tête d’une femelle sacrifiée comme décrite plus haut) était bien soft en comparaison de celle dite du quay dế.

                                        En début du traitement , nous offrions généreusement à notre grillon combattant une giclée de notre salive servie du bout du doigt et présentée juste devant les mandibules ( histoire de graisser la mécanique ou y aurait-il  transfert par transfusion par la salive de la rage, par ses enzymes- appris à JJR en Sciences Expérimentales, merci- amylases, je crois, qui auraient donné du jus aux combattants ?). Ensuite, et cette fois-ci le but est très clair, il fallait à tout prix éviter la débandade du lutteur en le privant de son instinct de survie. Faut-il mettre un –18 ici comme à la télé pour éviter un procès des amis des bêtes ? Finalement , j’ai décidé lâchement de laisser l’entière responsabilité aux parents et grands-parents que nous sommes : après tout…

                                         Et voilà que nous arrachions habilement un (long) cheveu forcément vert/juvénile ( tóc xanh) à notre tête forcément pas blonde ( parfois rasée et donc inexploitable : đầu trọc) et attachions à l’aide de la chose fine et subtile une grande patte arrière du grillon qui se retrouvait la tête en bas , pendu par le cheveu accroché à sa patte et immédiatement soumis à un mouvement circulaire imprimé par notre main experte. Il faudrait sans doute recueillir, pour les besoins scientifiques de cet exposé trivial, les réactions d’un derviche tourneur afin d’imaginer dans quel état à la fois physique et mental pouvait de retrouver notre champion au sortir de ce traitement et juste avant le combat. Je ne puis témoigner ici que du résultat constaté de visu : il était devenu tout à fait ivre mais pas mort car il se battait ensuite avec un courage très destroy si bien qu’il fallait aller jusqu’à l’ immobilisation totale ( ? coma…expliquez-nous tout ça , mes frères médecins !) pour départager les adversaires. Larmes de compassion et surtout de tendresse…pour nous-mêmes !

 

                                         Nous étions encore éleveurs de grillons et c’est là notre fierté.

Les femelles capturées étaient choisies soit pour leur tête ( voir plus haut ) soit pour leurs capacités de reproduction supposées : nous n’étions pas trop mauvais dans nos choix car nous avions réussi maintes fois à obtenir des bébés grillons que nous n’arrivions jamais à faire grandir pour le combat : ils mourraient les uns après les autres, faute d’espace et de nourriture. C’est mieux ainsi car ce serait consternant un grillon fils de gladiateur esclave. Il suffisait de mettre en présence un beau mâle et une femelle bien ronde et la nature faisait le reste car nous n’avions pas, Dieu nous en garde, de techniques spéciales de stimulation sexuelle. La femelle ne tardait pas alors à pondre à l’aide d’un appendice caudal qu’elle enfonçait dans la terre pour y déposer ses œufs. Rapidement et pour notre grand bonheur, un nombre impressionnant de petits envahissait notre boîte de lait concentré devenu trop étroit. Sans le savoir, nous venions de participer à cet élan de la vie et nous en sommes fiers.

 

                                          Arrivé à ce moment de mon long bavardage, je pourrais attaquer aussi le chapitre de l’élevage des poissons combattants, de leurs luttes, de leur beauté et de nos joies et chagrins mais je préfère laisser se décanter le temps car les souvenirs comme les rares moments de bonheur se dégustent pleinement et surtout pas dans la bousculade : l’éphémère a parfois des allures d’éternité.

                                           

                                          Je vous dis alors à bientôt, si vous le voulez bien, sans résister au plaisir de vous promettre… qu’il y a aussi trois sortes de poissons combattants : les cá xiêm , cá phướng et cá ta et qu’il est tout à fait possible de les élever en terre de France ( je l’ai fait…) mais cela est une autre histoire.

   

                                                                                      Nguyễn bá Đàm