ARRET SUR IMAGES SUR LA TERRE DE MES ANCÊTRES

 

                  Pham Trong Lê

 

                                            30/11/96

 

Ce vol Paris-Saigon-Hanoi, combien de fois l'ai-je pris au cours de ces dernières années? Huit fois, dix fois peut-être! je ne sais plus exactement. Et pourtant, malgré le poids des habitudes, je ressens toujours une grande émotion à chaque retour sur la terre de mes ancêtres. Reviennent à ma mémoire les instances de ces premières retrouvailles  avec ma grande famille, après près de 40 ans de séparation. Un si long silence.

 

 C'était en 1992.

 

On est au début de l'ouverture du Viet Nam au monde extérieur. L'avion vient d'atterrir sur les pistes de l'aéroport de Noi Bai: on aperçoit de loin quelques vieux bâtiments et hangars rouillés d'un autre âge, le tout déposé sur des pistes encore parsemées d'herbes folles.

 

Descendant l'escalier mécanique, le coeur ému, je pose mes premiers pas sur cette terre autrefois familière; Devant moi, une hôtesse d'accueil d'Air Vietnam porte une robe vietnamienne de couleur bleue ciel -la fameuse Ao dai - flottant au vent, laissant entrevoir le pantalon de soie blanche à large pan. Elle tient à la main un parasol ouvert pour se protéger du soleil torride de l'été. Comme toutes les femmes du Vietnam, elle fuit le soleil pour garder son teint clair, synonyme de beauté! Déjà un monde différent!

 

Cette femme inconnue offre au regard des voyageurs l'éclat de sa jeunesse et la beauté d'un visage rayonnant de sourires. Peut-elle deviner qu'elle est, par le hasard des circonstances, la première Vietnamienne que je rencontre sur le sol natal depuis mon départ? comment lui faire partager tout l'attachement que nous avons en commun pour cette terre qui nous a vus naître? Peut-être pourrait-elle être une de mes cousines, une nièce? Jusqu'à ce jour, je ne connais toujours pas son nom, et elle ignore tout de moi. Mais, proche ou lointaine, qu'importe! Ne partageons-nous pas, à quelques générations d'écart les mêmes souvenirs? ne portons pas, malgré nous, enfouis au fond de notre intimité les mêmes cicatrices, joies et regrets...? à travers ces lignes, je voudrais tant lui offrir un hommage tardif, quelques images fugitives d'un instant de bonheur si vite passé: L'image d'une femme d'une beauté étrange et pure au charme envoûtant, d'une sensualité très différente des canons de beauté occidentale auxquels mes yeux sont habitués. Ici, rien qu'un sourire émanant d'un corps de femme filiforme, sans poitrine généreuse, sans longues jambes à ne plus en finir. Une autre séduction! un autre mystère! Décidément, l'Indochine, femme est ton nom! Comment échapper à ces fantasmes d'anciens légionnaires?... Ces impressions éphémères me poursuivent comme un doux souvenir, j'ose parier que je reconnaîtrai cette inconnue de l'aéroport parmi mille autres femmes; soudain, ma mémoire s'éveille au rythme léger et harmonieux d'un poème de Nguyen Luu:

 

Je t'ai rencontrée seulement une ou deux fois,

Mais déjà une émotion subite m'étreint

Ta beauté est comme une fleur,

En pleine éclosion printanière,

Et mes cheveux sont déjà couleurs de brume,

Pour avoir tant attendu cet instant.

Oh, jeune fille de la Capitale!

Plus de trente année à vivre en exil,

Malgré le foisonnement éclatant des fleurs

Je n'ai jamais pu oublier

L'image d'une jeune femme

Au chapeau conique légèrement incliné

se protégant du soleil.

 

C'était en 1992. Puis il y a mon propre départ du Vietnam.

 

C'était en 1961.

 

Ils sont présents dans ma mémoire, ces instants du dernier repas chez mon grand-père, à Saigon. Juste avant mon départ pour la France, tenant ma main dans la sienne, il me dit:

 

- Mon petit-fils, tu es notre dernier espoir avant que je parte rejoindre nos ancêtres. Pars t'instruire en France! Maintenant ton avenir est entre tes mains! apprends un métier et reviens vite pour que la famille soit fière de toi, pour être utile au pays! Au contact avec l'Occident, ton Oncle Canh, mon fils ainé, le frère de ta mère, sur qui je fondais tous mes espoirs, il a bien réussi ses études vétérinaires à Paris et n'a pas pu exercer longtemps son métier: il est mort avant de rejoindre le pays qu'il aimait! Il aurait pu...., il aurait pu...! puis le temps passe, nous avons tout perdu en 1954 avec l'exode de Hanoi à Saigon. Maintenant, j'ai trois gendres: tous les trois sèment le malheur dans la famille! le premier -ton père- à cause des femmes! le deuxième, à cause de l'opium! et le dernier, à cause des jeux! Quand serons nous épargnés des foudres du malheur?

 

Plus de trente cinq ans après, je me souviens encore des larmes qui coulaient de ses yeux, mais j'étais un adolescent de 12 ans lorsque que ces paroles ont été prononcées, je ne comprenais pas grand-chose aux histoires des adultes. Je ne voulais pas, pour les études ou même pour tout l'or du monde, quitter le Viet Nam. C'était au début des années soixante, le Viet Nam était à feu et à sang mais à l'âge de l'insoucience, j'avais bien d'autres préoccupations en tête que l'idée de quitter le cocon familial!  Pourtant, les dernières paroles de mon grand-père étaient gravées à tout jamais dans mon esprit.

 

Puis, vient le monment de mon départ. Du hublot de l'avion qui m'amène pour la première fois en France, je guette les dernières images de mes proches tout en me disant: quelques années, ce ne sera pas si long! je reviendrai, auréolé d'un parchemin et je serai la fierté de mon grand-père!

 

Et le temps passe. Je n'ai plus jamais revu mon grand-père. Lorsqu'en 1995 je pénètre de nouveau dans son ancienne chambre, tout n'est que désolation et tristesse.

 

Ma mère

 

Il arrive aussi que ma mémoire s'attarde sur cette image de ma mère.

Ma pauvre mère! comme je voudrais lui donner le bonheur qu'on lui a volé! elle dont la vie n'est qu'une longue attente: attente du mari parti faire des études en France en lui promettant de revenir; il est bien revenu, mais avec une autre femme; attente du même mari courant derrière la gloire, le pouvoir et les femmes; attente du retour de son fils unique, pris à son tour par le démon de la bougeotte.

 

 "Pourquoi pleures-tu, Maman ?" Question restée sans réponse ! " Tu es trop petit pour comprendre ! Je t'expliquerai quand tu seras grand !" Combien de fois, enfant innocent, je percevais sans bien comprendre, sur le visage de ma mère les souffrances d'une femme peu préparée à affronter les ouragans de l'histoire ? Combien de fois, en fils incrédule, j'ai entendu, par inadvertance, les sanglots de cette Mère - la mienne - résonner comme une complainte dans la nuit froide de l'indifférence d'une société en lente décomposition, embourbée dans ses mensonges et ses hypocrisies? Cette Mère, semblable à tant d'autres Mères du Viet Nam, était née pour vivre un temps de paix, et le sort l'a comdannée à traverser l'existence comme une funambule, sans laisser de trace, incapable de comprendre les dimensions d'un drame qui la surprend en la laissant désarmée. Comment comprendre à 12 ans les silences dans la vie d'une femme?

 

 Et pourtant, après une séparation de plus d'un quart de siècle, un jour, j'ai tenu, au bord du lit d'un père mourant, cette main d'une conscience rongée de remords, pour percevoir à travers ses sanglots les murmures de l'homme qui m'a donné la vie et qui va mourir: " Fils ! Pardonne-moi ! Dis à ta Mère et à tes soeurs de me pardonner !" Survient tout d'un coup, l'image de ce même père, quelques années plus tôt, aux portes d'un camp de rééducation au Viet Nam, à genoux devant ma grand'mère paternelle: "Mère! Pardonne-moi pour le mal que je t'ai fait subir !"    

 

 

Aujourd'hui, devant ma table de travail, écrivant ces lignes, je me dis que tout est dû peut-être au hasard. Le Ciel nous réserve parfois des destins hors des sentiers battus, semblable aux vers populaires de la poésie vietnamienne:

 

"Le destin est comparable aux gouttes de l'averse,

Telle goutte tombe dans un puits, telle goutte sur une rizière"

 

La vie suit son cours et il m'arrive souvent, au hasard des rencontres, de constater combien Dieu m'a "gâté" d'un sort singulier en me donnant tout en double : Deux Patries, deux cultures ... moi qui n'en demandais pas tant! mais on ne devient pas singulier par un choix délibéré, on le devient simplement parce qu'on ne peut pas être comme les autres . Et il faut parfois des années d'endurance et de silence pour accepter ce double héritage comme un don du ciel, un temps plus long encore pour que la société qui vous a ouvert les bras vous considère comme vous êtes, presque un de ses fils . Aime et tu recevras l'amour en retour ! Malgré tout, on ne nie pas son passé et je me surprends quelquefois en train de me dire: Tiens ! Quel destin de banane ! tout jaune dehors mais tout blanc à l'intérieur ! Pourquoi rêver la nuit en français? Et avec un naturel dont je suis le premier surpris, parler des Français en disant "nous" devant les yeux étonnés d'un jeune Thaïlandais qui n'en croit pas ses oreilles et encore moins ses yeux ! Puis pourquoi ne saurais-je pas, à la fois déguster une soupe saigonaise bien arrosée de nuoc mam et un bon fromage accompagné d'un bon vin bonifié par le temps ? Suis-je devenu selon un dicton vietnamien un être doté "d'une tête de poulet et d'un derrière de canard" ? Il m'arrive parfois involontairement de faire tomber des mains un objet, le premier mot sorti de ma bouche par un réflexe naturel est celui de Cambronne... ! et pourtant, je continue de couper les fruits de l'intérieur vers l'extérieur, manière différente des français, que ma Mère m'a apprise depuis l'enfance . Et cette belle poésie française, de Victor Hugo à Baudelaire et Aragon, comme elle est m'émeût par sa musique intérieure et pourtant ... il m'arrive de me surprendre en train de chantonner un air de musique vietnamienne ! et ce premier dictionnaire franco-vietnamien, compagnon de route de mes premiers jours sur le sol français en 1961? Ces années-là, je l'utilisais pour apprendre les mots français dont j'ignorais le sens; maintenant, je ressors le même dictionnaire des décombres du grenier pour chercher les mots en vietnamien que je croyais avoir oubliés . Objet! As-tu une âme? Pourtant un même outil et deux manières de l'utiliser par la même personne! ai-je bien changé ou est-ce l'univers qui m'entoure qui a évolué? ou encore, seul celui qui sait changer peut espérer rester fidèle à lui-même?

 

Oui! Vietnam, terre si proche et si lointaine! je ne puis plus vivre avec toi! mais sans toi, la vie a-t-elle encore la même saveur?