ELOGE DE LA FATIGUE

 

 

Vous me dites, Monsieur, que j’ai mauvaise mine

Qu’avec cette vie que je mène, je me ruine,

Que l’on ne gagne rien à trop se prodiguer,

Vous me dites, enfin, que je suis fatigué.

 

Mais, se sentir plier sous le poids formidable

Des vies dont, un beau jour, on s’est fait responsable ;

Savoir qu’on est l’outil, qu’on est le lendemain,

Savoir qu’on est l’aidant, savoir qu’on est la source ;

Aider une existence à continuer sa course,

Et pour cela, se battre à s’en user le coeur ;

Cette fatigue-là, Monsieur, c’est du bonheur.

 

Et sûr qu’à chaque pas, à chaque assaut qu’on livre,

On va aider un être à vivre ou à survivre ;

Et sûr qu’on est le port ou la route ou le gué,

Où prendrait-on le droit d’être fatigué ?

 

Ceux qui font de leur vie une belle aventure

Marquent chaque victoire en creux de leur figure ;

Et quand le malheur vient, ils mettent un creux de plus ;

Parmi tant d’autres creux, il passe inaperçu.

 

La fatigue, Monsieur, c’est le prix toujours juste,

C’est le prix d’une journée de bonheur, c’est un luxe.

C’est le prix d’un labeur, d’un mur ou d’un exploit ;

Non pas le prix qu’on paie, mais celui qu’on reçoit,

C’est le prix d’un travail, d’une journée remplie,

C’est la preuve, Monsieur, qu’on vit dans la vie.

 

Quand je rentre le soir et que ma maison dort,

J’écoute mes sommeils et là, je me sens fort.

Je me sens gonflé de mon humble souffrance

Et ma fatigue à moi, c’est une récompense.

 

Et vous me proposez d’aller me reposer !

Si je m’abandonnais à cette douce intrigue,

Mais je mourrais, Monsieur, tristement, de fatigue.

 

 

 

 

Robert Lamoureux