HISTOIRE TRISTE ET GAIE
Qui n'a pas lu et qui n'a pas aimé Boris Vian dans sa jeunesse ? "L'Ecume des Jours" fut longtemps pour moi un livre culte ; il y avait dans cette histoire tout ce que j'aimais , quand j'étais jeune : de la poésie, de la tendresse, de la tristesse, de la joie, de l'humour, le tout avec un zeste d’absurdité de la vie. J'avoue que ce livre m'a fortement marquée. La preuve, ce poème écrit à l'âge de vingt ans, enfoui au fond d’un tiroir et qui ressurgit maintenant comme par magie pour être lu par vous.
Si vous aimez Boris Vian, si vous aimez les poèmes, je pense que vous aimerez ce petit récit d’un chagrin d’amour. Je l'ai trouvé sans prétention, plein de charme, de candeur, de naïveté (normal, j'avais vingt ans). Je le dédis à tous les lecteurs / lectrices de GOOD MORNING, en espérant qu'ils auront autant de plaisir à le lire que j'ai eu du plaisir à le relire (Il est un peu long, il faut prendre son temps … J'aurais pu également l'illustrer, pour faire plus joli, plus romantique … mais mon scanneur est tombé en panne ! Donc, désolée …).
HISTOIRE TRISTE ET GAIE, A LA BORIS VIAN (ECRIT EN 1969)
Latrisstèce rentra chez elle,
D'un pas décidé et rapide.
Deux larmes de la grosseur d'une pyramide
S'étaient formées dans ses yeux
Et la rendaient encore plus belle.
Elles coulaient maintenant sur ses joues en feu
Et avec le soleil
Elles scintillaient de mille reflets sans pareil.
Un passant qui passait
Voulut ces diamants lui dérober.
Il aurait dû demander à Latrisstèce,
Avec la plus grande politesse
De les lui donner,
Ce qu'elle aurait fait,
Sans savoir ce qu’il en aurait fait.
Mais il était bête,
Et aux gens qui n’ont pas de tête,
Arrivent les plus grands malheurs,
Surtout quand ils sont voleurs.
Il avança la main, mais à cet instant,
Latrisstèce s'était baissée
Pour ramasser son sac et ses gants
Qu'elle avait par mégarde laissé tomber
Sans savoir quand et comment..
Prise au dépourvu, la main toute timide
Resta suspendue dans le vide
Et empêcha les insectes de voler à leur guise
Dans l'air frais et la brise.
L'un d'eux, qui n'était pas vieux
Jura d'un ton insecticidement furieux
Et pour punir cet être malhonnête,
Lui piqua la main d'une façon nette
A l'endroit où naît l'index.
Le doigt se mit à enfler sans complexe
De telle sorte que le pauvre passant,
Cherchant désespérément un calmant
A la pharmacie courut tout droit
Pour demander un "Calme-moi".
- :- :- :-
Pendant ce temps, les cheveux au vent,
Latrisstèce, toujours mignonnément jolie,
A petits pas et sans bruit,
Poursuivait son chemin, en se cachant..
Les larmes continuaient sans cesse
De couler de ses yeux en détresse.
Pour ne pas inonder les gens autours d'elle,
Telle une petite gazelle,
Latrisstèce se mit à courir,
Silencieuse et sans un sourire.
Ses larmes n'avaient pas le temps
De faire un brin de causette avec le vent
Et la suppliaient d'aller plus lentement.
Mais tout ce qu'elle entendait,
C'était le bruit de ses pas qui résonnait.
En plus, comme elle ne voyait rien,
Elle devait faire attention
Aux passants et aux chiens
Qui dans la rue marchaient sans façon.
Elle pourrait en écraser un,
Et passerait pour un assassin,
Ce qui n’était pas du tout son destin.
En plus de ce souci, elle devait retrouver son chemin,
Et ce brouillard de larmes
Qui dans ses pupilles avait pris les armes
Ne l'aidait point,
Alors qu'elle avait bien pris soin,
Pour retrouver son chemin,
Sans avoir à passer par quatre chemins,
De laisser des traces de pas
Qui avaient dû être effacées par ceux d'un chat.
Heureusement, Latrisstèce avait encore sa mémoire
Qui l'a aidée à la ramener chez elle le soir
Sous un ciel sombre de cette nuit si noire.
-o-o-o-
Alors, là, sans crier gare
Ses yeux se mirent à déverser
Un torrent de larmes au goût bizarre,
Jusqu'à former une mare.
Elle pourrait dedans se jeter
Puisqu'elle ne voulait plus rêver.
Mais pour se tuer, quand on est belle,
Il faut trouver un moyen cruel.
Elle essaya le couteau
Qui ne voulut point entrer dans sa peau.
Elle pensa à la corde
Mais ne se sentait pas assez forte
Quand le noeud fut fait
Et que dedans elle s'était glissée.
Alors elle regarda par la fenêtre
Et voulut s'y jeter de tout son être.
Mais elle n'était pas assez haute,
Et risquait de se casser quelques côtes.
Ah, si les gens avaient l'esprit plus ouvert
Elle aurait pu s'acheter un revolver
Ou même le voler à un ami
Qui, s'il était vraiment gentil,
Le lui aurait prêté sans faire de commentaire.
Mais d'ami elle n'en avait point,
Et de revolver encore moins.
-o-o-o-
A ses goûts extravagants
Elle ne trouva point de solution
Et décida de résoudre la question
En semant ses idées au vent,
Et de se cacher au fond de son lit
Pour noyer, elle et ses lubies.
Au contact des draps colorés,
Elle sentit son corps se reposer,
Et la douce couverture en laine
Lui donna une expression plus sereine.
Elle ne dormit qu'un moment,
Qui lui parut une éternité pourtant,
Lui faisant oublier tous ses chagrins d'antan,
Pour ne lui promettre maintenant
Que des enchantements, dorénavant.
-:-:-:-
L'aube avec ses gouttes de rosée
Que pendant la nuit, sans vie
Elle avait recueillies au creux de son lit
Par sa fraîcheur, fit son effet.
Le matin ne trouva plus de blessures
Mais une Latrisstèce plus sûre
Qui avait oublié tous ses coups durs.
La plaie dans sa poitrine
Avait fait place à une île.
Elle avait accroché son coeur
Au bout des branches en fleurs,
Elle avait distribué ses pleurs
Aux innombrables petits oiseaux
Qui les ont emportés là haut, très haut.
Au bord d'une rivière
Où l'eau était très claire,
Elle avait jeté toutes ses misères.
Et depuis, ses yeux ont cessé de pleurer,
Ses larmes ne purent plus couler,
Car elle avait décidé de tout oublier.
- FIN -